Podemos, la politique sur un plateau

Podemos : la politique sur un plateau

Pour se faire entendre, Podemos a dû faire entrer la politique dans les émissions très grand public et sur les réseaux sociaux, faute d’avoir un écho dans les médias traditionnels. Mais ce qui était au départ un choix par défaut est devenu sa force. 

Par Cécile Sauzay
Enquête de Cécile Sauzay et Diane Malosse
A Madrid
Vendredi 4 Mars 2016
Facu Diaz, jeune présentateur de "Tuerka News", aujourd'hui dans les locaux du journal Publico
Facu Diaz, jeune présentateur de « Tuerka News », aujourd’hui dans les locaux du journal Publico

Podemos a un humoriste attitré, il s’appelle Facu Diaz et il a 23 ans. Depuis l’âge de 14 ans, ce jeune immigré uruguayen s’amuse à poster des vidéos satiriques sur YouTube où les politiques espagnols – et surtout ceux de droite – sont constamment tournés en ridicule. En septembre 2014, Pablo Iglesias en personne est venu le chercher pour travailler à une refonte de la Tuerka. L’émission, aujourd’hui diffusée sur le site du journal de gauche Público, n’était au départ qu’une émission de quartier. Cet ancien militant d’Izquierda Unida a accepté : «  Aujourd’hui, on peut transmettre un message politique par l’humour. On peut dire des choses qui ne peuvent pas se dire d’une autre manière », estime celui qui est devenu présentateur de Tuerka News, le programme humoristique de la Tuerka.

Pour s’imposer politiquement, il faut d’abord s’imposer à la télé, à la radio et dans les journaux. Le leader de Podemos, expert en communication politique, sait qu’une offre politique doit occuper le terrain médiatique. Le jeune parti n’a pas vraiment le choix : face à un espace saturé par le Parti Populaire (PP) et le Parti Socialiste (PSOE), les deux grands partis au pouvoir depuis la transition démocratique de 1978, il faut bien faire entendre sa voix d’une manière ou d’une autre. Cela signifie être présent partout ailleurs, et ne rien se refuser. « Quand Podemos naît, il n’a pas de place médiatique », se souvient Facu Diaz. Cette faiblesse de départ finira par devenir son atout – médiatique – principal.

« Ce n’est plus un pamphlet c’est une vidéo »

L’histoire de l’ascension médiatique de Podemos, c’est l’histoire d’un groupe de diplômés en science du pouvoir qui décident un jour de sortir de l’ombre. Nous sommes le 18 novembre 2010, soit six mois avant l’explosion médiatique du mouvement social 15M à la Puerta del Sol, à Madrid. Ce jour-là une télé locale madrilène, Tele K, dans le quartier populaire de Vallecas, diffuse la première émission de la Tuerka (« l’écrou  ») : une émission de débat, une « tertulia ». Elle a été créée conjointement par la Promotora, un groupe de professeurs de la faculté de Sciences Politiques de la Complutense, et Contrapoder, un mouvement étudiant de gauche issu de la même université. Le sujet du jour : la venue prochaine du Pape à Madrid.

Pablo Iglesias se charge de la présentation. Il décide d’ouvrir la saison avec une vidéo satirique où sont énumérées les crimes de l’église catholique, du soutien à Franco jusqu’à l’invention du péché. « Pensez-vous que les démocrates doivent remercier l’Église pour quoi que ce soit ou, au contraire, qu’elle représente un frein à la liberté et aux avancées sociales ? » Le ton est donné. Pour Jacobo Rivero, journaliste indépendant et auteur d’un livre sur l’histoire du parti (Podemos objectivo : asaltar los cielos, Planeta, 2015), la Tuerka matérialise avant tout « une manière intelligente de faire de la politique : ce n’est plus un pamphlet, c’est une vidéo. » Les débats sont diffusés sur Youtube, puis sur Canal 33 et sur le site Publico.tv, mais peu d’Espagnols – à peine 30 000 personnes –  suivent l’émission régulièrement. « La Tuerka touche des gens d’accord avec eux, des gens très politisés », analyse Luis Garcia Tojar, chercheur en communication politique et professeur à la Complutense.

Avec La Tuerka, les actuels cadres du parti, notamment Pablo Iglesias ou Juan Carlos Monedero, passent du statut de simples professeurs à de véritables figures médiatiques rompues à l’exercice de la tertulia télévisée. Le 25 avril 2013, le futur leader de Podemos se fait inviter à « El Gato al agua », sur Intereconomia, une chaîne généraliste classée à droite. Le mouvement des Indignés, celui du 15 mai, continue de se faire entendre, et manifeste alors devant le Parlement. En plateau, le présentateur annonce : « Nous avions besoin d’un expert pour nous aider a savoir qui se sache derrière tout ça, et ce soir nous avons invité Pablo Iglesias » Le style décontracté et le franc-parler du « sympathisant du 15M » officiel séduit. Les autres chaînes s’en emparent à leur tour. Le personnage médiatique commence à toucher le grand public.

Un mois plus tôt, l’institut espagnol CIS (Centro de Investigaciones Sociológicas) publiait une étude montrant que 57 % des Espagnols interrogés préféraient s’informer par la télévision, contre 12 % par la presse écrite. Les têtes pensantes de Podemos l’ont compris : il faut se rendre omniprésent devant les caméras. D’autant que la presse traditionnelle n’est pas acquise aux idées du mouvement ou à celles du 15M. « Au moment du 15M, une grande partie des gens avaient envie d’entendre une lecture alternative de ce qui se passait dans notre pays, et ces médias offraient un autre récit, une autre version de l’histoire, avec des explications », se souvient Luis Gimenez, jeune communicant de Podemos.

Une des clés du discours de Pablo Iglesias, c’est sa simplicité : pour gagner, il faut se rendre audible. « La gauche doit cesser d’être une religion, déclarait Pablo Iglesias lors d’une intervention à Lisbonne en 2014. On ne peut pas toujours parler de Karl Marx. Nous devons parler un langage compréhensible pour les gens ». Aitor Riveiro, journaliste à El Diario.es, média classé à gauche, souligne par ailleurs que « la majorité des dirigeants sont des professeurs ». Sous-entendu : ils savent capter l’attention de leur auditoire.

A partir de 2014, le politique à la queue de cheval ose faire ce que n’a jamais osé faire la gauche radicale : le tour des chaînes de télévision privées. Cuatro, Antena 3, Telecinco et surtout la Sexta se l’arrachent. Et cela fonctionne : chaque intervention télévisée de Pablo Iglesias , et dans une moindre mesure celles de Juan Carlos Monedero ou d’Inigo Errejon, produisent des pics d’audiences historiques.

Le samedi 28 novembre 2015, Pablo Iglesias donne à « Qué tiempo tan feliz ! » (Telecinco) son second meilleur score de l’année avec 1,76 million de téléspectateurs, soit 14,7 % de part d’audience. Le lendemain, c’est «  El Objetivo présenté par Ana Pastor  » (la Sexta) qui dépasse les deux millions de téléspectateurs. Mieux, en février 2015, le leader de Podemos retient quelque 4,27 millions de personnes devant le JT de Telecinco,  soit 22 % de part d’audience.

C’est la plus grosse audience d’un politique à la télévision depuis 2004. Juan Carlos Monedero, un des cadres du mouvement, le reconnaît : « Il y a une contradiction : politiquement ils ne nous aiment pas, mais économiquement ils nous aiment. Nous savons que nous sommes ‘utilisés’, mais dans cette contradiction nous trouvons de l’espace médiatique. »

28 novembre 2015 : Pablo Iglesias est l’nvité de l’émission « Qué tiempo tan feliz » . 1,76 million de personnes regardent.
29 novembre 2015 : Pablo Iglesias attire 2,27 millions de téléspectateurs devant « El objetivo » d’Ana Pastor (La Sexta Noche)
Février 2015 : « Informativos Telecinco » réunit plus de 4,27 milions de téléspectateurs, soit 22% de part d’audience. 

Aller là où la caste n’est jamais allée

Là où Podemos et ses leaders ont changé les règles, y compris pour leurs adversaires, c’est quand ils ont osé s’aventurer dans la zone grise de l’information, l’infotainment. Là, les sujets dits “sérieux” sont enrobés dans le divertissement. Autrement dit, des émissions méprisées par leurs adversaires – de droite comme de gauche – de la « caste ». En investissant des champs médiatiques inexplorés, le mouvement est parvenu à se rendre omniprésent. Récemment, on a retrouvé la même stratégie lorsque Carolina Bescansa, nouvelle députée Podemos, a fait la une des journaux en venant au Parlement accompagnée de son bébé. « Ils font des coups d’éclat avec des images fortes comme celle-ci, qui obligent les journalistes à raconter ce qui s’est passé », souligne José Luis Dader, chercheur en communication politique à la faculté des sciences de l’information de la Complutense.

«  Podemos a converti la politique en show, analyse Facu Diaz. Cela a été un sacrifice pour gagner de l’espace médiatique ». Des programmes comme 24 horas, El Homiguero ou ‘Qué tiempo tan feliz ! ont permis de faire descendre le charismatique Pablo Iglesias de son piédestal. Qu’il soit assis dans un fauteuil confortable ou en plein jogging matinal, l’ancien spin doctor d’un élu d’extrême-gauche, manie l’art du storytelling comme aucun autre politique espagnol. Il se livre sur sa vie quotidienne, il rit avec les animateurs, et prend le téléspectateur par les sentiments. Résultat : aux yeux de tous, Pablo Iglesias c’est un mec normal, autant qu’un homme politique. La méthode n’est pas nouvelle mais l’Espagne n’y était pas habituée. Désormais, on peut être crédible avec les cheveux longs et une barbe de trois jours.

« Avant Podemos, il était impensable de voir un homme politique sans cravate, souligne Luis Garcia Tojar. Maintenant, c’est l’inverse qui est devenu impossible ». Les plateaux des tertulias politiques se sont mis à fourmiller de visages plus jeunes, plus séduisants, plus attrayants pour le grand public, issus des partis concurrents. Le sourire de Pablo Casado, 35 ans, porterait-il mieux le message du Parti Populaire (le parti conservateur) que Mariano Rajoy ? « Tout d’un coup, on a eu des journalistes et des politiques capables de parler politique au niveau des gens », souligne le chercheur de la Complutense.

Podemos, c’est aussi une marque forte sur les réseaux sociaux. Le parti est très vite devenu la première force politique sur Internet : après les élections européennes, entre mai et juillet 2014, le jeune parti est passé de 100 000 à 600 000 soutiens sur Facebook, jusqu’à dépasser le million de followers aujourd’hui – même succès sur Twitter. C’est plus du double par rapport au PP (492 000) ou au PSOE (385 000). Pablo Iglesias, à lui seul, parle à 1,6 million d’abonnés.

Nombre de followers sur Twitter

0
Mariano Rajoy
0
Pablo Casado Blanco
0
Pedro Sanchez
0
Albert Rivera
0
Pablo Iglesias
0
Alberto Garzon
0
Parti Populaire (PP)
0
Parti Socialiste (PSOE)
0
Ciudadanos
0
Podemos
0
Gauche Unie (IU)

Selon Luis Garcia Tojar, les réseaux sociaux sont là pour « maintenir la base unie, et activer cette base militante si besoin ». Cette base, c’est celle du 15‑M, c’est celle des Indignés qui ont uni leur force autour d’un leadership, celui Pablo Iglesias. «  A chaque fois que le parti se trouve en difficulté, les community managers vont prendre d’assaut les réseaux sociaux afin d’inonder l’espace médiatique de messages positifs, pour créer un déséquilibre en leur faveur », explique José Luis Dader.

Javier Chicote est journaliste d’investigation au très conservateur ABC. Le 16 janvier 2014, il a signé une enquête sur des sommes qui auraient été versées à Pablo Iglesias par le gouvernement iranien. Il se souvient de la violence des internautes à son égard : « J’ai été à la télé pour parler de ce scandale, et Podemos avait des gens sur Twitter pour m’insulter, me menacer, pour me faire peur », raconte-t-il.

A en croire les équipes de communication de Podemos, aucune stratégie de grande ampleur ne permet ces résultats. Les militants, dit la version officielle, s’organisent spontanément. «  Des centaines de gens retransmettent nos messages mais ils se servaient déjà des réseaux sociaux, ce n’est pas Podemos qui les a engagés, raconte Luis Gimenez. Nous avons un lien très puissant avec les gens, qui ne peut pas s’acheter avec de l’argent. »

Ce lien a pu s’établir par des affinités politiques, mais également par des outils propres à ce mode de communication alternatif. L’exemple le plus probant reste Telegram, cette application de messages cryptés où l’on suit un groupe pour recevoir tous ses messages. « Le groupe d’activistes virtuels Guerilla passe, par exemple, par cette plate-forme pour lancer des campagnes sur les réseaux sociaux », selon Aitor Riveiro, journaliste et proche de certains membres de Podemos. Le dernier en date est #YoApoyoARitaMaestre, une campagne de soutien à la jeune porte-parole de la mairie de Madrid, embourbée dans un scandale lié à son passé d’activiste à la Complutense.

Si les réseaux sociaux ont été et restent une des armes les mieux aiguisées du mouvement, c’est un outil à double tranchant. Guillermo Zapata en est la preuve vivante : la veille de sa prise de fonctions au conseil municipal de Madrid, une plaisanterie sur l’Holocauste postée sur Twitter cinq ans plus tôt le propulse au centre du premier scandale touchant la plate-forme ¡Ahora Madrid !, élue avec le soutien de Podemos. Les réseaux sociaux s’en emparent, en l’espace de deux jours « l’affaire Guillermo Zapata » connait un retentissement national dans les médias, et oblige cet ancien scénariste à abandonner ses portefeuilles – la culture et les sports. “Les mots peuvent être chargés d’une grande violence et peuvent faire des dégâts, s’est expliquée l’actuelle maire de Madrid Manuela Carmena. S’il n’y avait pas eu une certaine récupération politique, que je ne partage pas mais que je saisis tout à fait, et bien cette affaire aurait été sans importance.  » Podemos a changé les règles du jeu médiatique. Mais pour y jouer, il faut parfois perdre.