Mais uniforme et gauche radicale sont deux étiquettes difficiles à concilier.
La dernière fois qu’un militaire avait franchi les portes du congrès, c’était un pistolet à la main : le 23 février 1981, le colonel Tejero avait investi le parlement pour tenter de restaurer l’ordre franquiste dans la jeune démocratie espagnole. Trente-cinq ans plus tard, Juan Antonio Delgado prend la pose devant la plaque commémorant le coup d’Etat manqué. « Moi, c’est par la force du peuple que suis entré ». Carrure de boxeur, cheveux courts, visage buriné et jean délavé, le député de Cadix ne correspond pas aux canons de la fonction. « Pourtant, quand les gens voient ma photo, ils pensent que je suis du Parti Populaire (le principal parti de droite) », déclare-t-il dans un fort accent andalou. Style de flic décontracté, élu de gauche radicale allure droite traditionnelle : difficile à première vue de faire entrer Juan Antonio Delgado dans une case. Il est l’un de ces nouveaux élus Podemos entrés au Congrès en décembre 2015, étrangers au monde politique. « Venus de la rue », précise-t-il.
Hace 35 años un guardia civil entró aquí con pistola en mano; ahora otro lo hace de la mano de la gente. pic.twitter.com/DTeHUfPbb7
— Pablo Iglesias (@Pablo_Iglesias_) 23 février 2016
La rue, il la connaît mieux que quiconque : il l’a arpentée vingt-trois ans durant, au volant de sa voiture de patrouille, désormais troquée contre une berline Peugeot. « Une voiture de la ‘Caste’, s’amuse-t-il. Mais regarde, c ‘est de la quatrième main : 300 000 kilomètres au compteur ! » Lorsqu’il quitte son fief pour siéger à Madrid, le député voyage en seconde, et loge dans un hôtel modeste. Il brandit la facture au dessus de son bureau du Congrès : « 37 euros la nuit ! Pas de cinq étoiles, de jacuzzi, c’est pas mon genre… » Pour reconquérir un électorat excédé par la corruption des partis traditionnels, les élus Podemos sont mis à la diète. Contre les accusations d’amateurisme, des profils symboliques sont nommés dans les secteurs régaliens : une juge à la commission de justice, un militaire à la défense, et un flic à l’Intérieur. De simples cautions de respectabilité ? « Je suis pas là pour la photo », soutient Juan Antonio, devenu l’un des principaux artisans des propositions de sécurité intérieure de son parti. « Mais la Guardia est l’institution la plus appréciée par les Espagnols, et la politique est la plus détestée, rappelle l’ancien gendarme. Je sais pas si j’ai gagné au change… »
« Une personne qui dérange »
Pablo Iglesias, son nouveau patron, lui a offert sa chance après une invitation à son émission de débat, Fort Apache. Promotion-express oblige, le leader de Podemos n’a rien à craindre de sa recrue, pourtant habituée à exaspérer ses supérieurs : vingt trois ans dans la Guardia Civil, dix-huit ans d’activisme, et plusieurs procédures disciplinaires à son actif. La dernière en date, pour s’être engagé en politique malgré ses obligations de soldat. Il se définit comme « une personne qui dérange ». Un militaire militant, au sein d’une institution réputée pour sa fermeture. Les syndicats y sont interdits. Alors ses agents ont fondé l’Association unifiée des gardes civils (AUGC) en 1995 pour défendre leurs droits. Juan Antonio en était le porte-parole jusqu’en novembre 2015.
Démilitarisation du corps et droit à la syndication sont ses principales revendications. Si elles ont trouvé leur place dans le programme électoral de Podemos, plutôt discret sur les questions de maintien de l’ordre, elles peinent à impliquer en dehors des casernes. « Ça n’intéresse pas beaucoup les Espagnols », juge Rodrigo Terrasa, journaliste à El Mundo. Et même au sein de la Guardia, difficile de motiver les troupes : « Il fait du bon boulot, mais ça ne sert pas à grand chose, lâche Pedro, garde civil en faction à Madrid. La démilitarisation, pff… ça m’est égal. » De l’avis de son ami d’enfance, Manolo, il en faut plus pour décourager le rebelle : « Son combat l’obnubile, il y consacre sa vie. » Juan Antonio Delgado s’acharne à dénoncer les injustices, les malversations, l’omerta qui gangrènent le corps. « Il y a beaucoup d’opacité, de pressions, assure-t-il.
Extrait du programme électoral de Podemos :

La vocation lui vient dès l’académie : l’élève s’y plaint de la nourriture servie à la cantine et récolte le premier blâme de sa carrière. « Au début, j’avais une image fantasmée de la fonction. Une fois en service, je me suis dit : ‘putain, où je suis allé me fourrer’… » Depuis, il n’a pas cessé de se confronter à sa hiérarchie. « J’ai horreur du caciquisme. La justice militaire, c’est une épée de Damoclès au dessus de chaque agent qui voudrait changer les choses. » Privé de solde après avoir fustigé le manque de moyens alloués au détachement antistupéfiants de Cadix, il organise une manifestation avec ses soutiens sous les fenêtres du quartier général : la peine est annulée. « Je suis pas corporatiste. S’il faut défendre la Guardia, je la défends. Et s’il faut la critiquer, je le fais aussi. »
Un « rouge » à la caserne, et un « facho » dans la rue
Ses supérieurs ne sont pas les seules victimes de son engagement. La Guardia a l’image d’une institution réactionnaire, dont les membres penchent en majorité à droite. Quand une dizaine d’entre eux font l’apologie du franquisme sur Twitter en 2014, Juan Antonio exige publiquement une sanction du ministère de l’Intérieur. « Les franquistes sont des exceptions dans la police, répond-il. Politiquement, la Guardia est le reflet de la société espagnole. » Toutefois, sa réputation est faite : il est un « rouge » pour beaucoup de ses collègues. Pas de quoi déranger celui qui affirme avoir « toujours été de gauche ».
En 2014, Juan Antonio dénonce les tweets franquistes d’une dizaine de ses collègues :
Mais les préjugés le poursuivent d’un bord à l’autre : certains militants Podemos ont vu d’un mauvais œil l’arrivée d’un flic sur les listes de leur parti. L’image des desahucidos expulsés de leurs logements par la police a marqué nombre d’Espagnols. « Je n’ai jamais participé à une expulsion, se défend-il. C’est facile de critiquer la police, ça permet à la société d’avoir la conscience tranquille. On est en démocratie, tout le monde est responsable. » Il résume, dans un sourire : « Je suis le rouge à la caserne, et le facho dans la rue… On ne peut pas plaire à tout le monde. »
San Fernando, où Juan Antonio Delgado a passé sa jeunesse et réside toujours.
La ville compte 96000 habitants, dont 33% de chômeurs.
Localisation :
Pourtant, dans son fief natal de San Fernando, progressisme et uniforme se sont souvent conjugués. La presqu’île, un ancien port de commerce vers les Amériques, est réputée pour son ouverture culturelle au contraire de l’Andalousie continentale. Tout en ayant abrité pendant des siècles des garnisons de l’armée et de la marine : « Du soir au matin, il n’y avait que des militaires dans la rue », se rappelle Juan Antonio en déambulant entre les façades blanches de la Calle Real. Sur ses cinq amis d’enfance, quatre sont entrés dans la Guardia. « Notre province a le plus fort taux de chômage d’Europe. L’armée était une manière de s’assurer une situation », explique-t-il. Aucune admiration pour l’uniforme, selon lui. « Juste l’envie de servir les autres. »
« Un flic à Podemos, ça ne colle pas ! »
Quand il visite La Ardila, le quartier de son enfance, le député redevient « Antoñito ». Sa mère habite toujours la maison familiale, un petit cube blanc coincé entre des barres d’immeubles repeintes à neuf. Construites sous Franco, elles accueillaient les travailleurs pauvres de la région. Chômage, délinquance, trafic d’héroïne : l’endroit a longtemps eu mauvaise réputation. « Mais vu de l’intérieur, c’était comme une famille, raconte Juan Antonio en saluant ça et là un habitant en goguette. « Tout le monde s’entraidait. Mes valeurs viennent de là. » Un père maçon, qui lui a inculqué de « toujours se battre pour une cause juste, même seul contre tous », une mère aux idées « ouvertes ». Ni ferveur religieuse, ni rigueur morale pour les sept frères et sœurs Delgado, mais pas toujours de quoi remplir les assiettes.
Le quartier de La Ardila :
À La Ardila, difficile de critiquer l’enfant du pays : « Juan c’est un gars bien, humble, on en est fiers », témoigne Sergio au café du coin. En dehors du quartier, peu de gens savent qui est leur député. Carlos, employé municipal : « On ne s’intéresse pas trop à la politique, ici. » Parmi les rares qui le connaissent, sa double casquette dérange encore : « Un flic à Podemos, ça ne colle pas », maugrée Antonin, ancien militaire. « C’est comme aller à la corrida et défendre les taureaux ! » Luis est perplexe : « Quand on sert le système, pourquoi s’engager dans un parti antisystème ? » s’interroge le jeune homme. « Quel système ? La corruption ? Dans ce cas oui, je suis antisystème », répond l’intéressé quand le propos lui est rapporté. « Les politiciens qui se frappent la poitrine en clamant leur patriotisme sont les mêmes qui vont cacher leur argent en Suisse ! » Idéalement, un député Podemos ne doit faire qu’un seul mandat et retourner à sa vie de citoyen. Si on lui en proposait un deuxième ? « Maman… Quel pétrin ! » Son choix est fait : « Je retournerai dans ma voiture de patrouille. »