La tauromachie madrilène lutte contre sa mise à mort

La tauromachie madrilène lutte contre sa mise à mort

Héritière des Indignés, la nouvelle maire de Madrid, Manuela Carmena, a coupé les subventions de l’école de tauromachie pour des raisons à la fois symboliques et politiques. Un choc pour cette institution de plus en plus contestée en Espagne mais qui reste optimise pour son avenir.
Par Luc Magoutier.
Enquête et iconographie de Luc Magoutier et Paméla Rougerie
A Madrid
Jeudi 3 mars 2016

L’ambiance est morose à Marcial Lalanda, la plus vieille école publique de tauromachie de Madrid. Sans l’enveloppe traditionnelle de 61 200 euros par an, cela ne risque pas de s’arranger. En octobre 2015, la mairie a cessé de subventionner cet établissement ouvert en 1976. Sur place, dans le quartier de Batán à l’est de la ville, tout semble déjà abandonné, mangé par l’oxydation. Les murs fissurés sont le marqueur d’un âge d’or presque révolu. Les équipements paraissent d’un autre âge. Au fond de l’établissement, l’inscription « Escuela de Tauromaquia » surplombe une énorme porte rouillée.

Une quarantaine d’élèves arrive au pas de course et rompt un silence omniprésent, lourd, perceptible au milieu d’une verdure presque sauvage à force d’être mal entretenue. Leurs ressemblances sont frappantes. Une même morphologie se déplace en troupeau sur les petits chemins de l’école : des cheveux bruns, un buste fin, de grandes jambes élancées, un t‑shirt manches courtes, un jogging relevé jusqu’au nombril. Ils rêvent tous et toutes de devenir le plus grand des toreros. Un héros madrilène. Un emblème de la ville. Mais leur rêve pourrait ne jamais se réaliser.

« La polémique a duré d’octobre à décembre … Maintenant c’est fini ». José Luis Bote, le directeur de l’école, ne voulait pas parler mais il a été rattrapé par sa courtoisie. Son regard est sombre, fatigué. Ses mots sont choisis, pesés, presque méfiants. Il le concède, la période est « compliquée » pour l’établissement. Depuis un an, la mairie de Madrid est dirigée par une coalition de partis de gauche et d’écologistes qui « n’est pas favorable à la tauromachie ». Le responsable du cabinet du maire à Madrid, José Haro, précise même que l’arrêt des subventions n’est que la « première étape » d’un projet plus global d’interdiction à Madrid, porté par la nouvelle municipalité.

La culture taurine menacée dans toute l’Espagne

La  tauromachie est dans une situation périlleuse en Espagne. En 2012, les corridas ont été interdites en Catalogne tandis que l’île de Majorque (archipel des Baléares) se déclarait « anti-taurine » en 2015. Pourtant, à Ventas à l’ouest de la capitale, il est difficile d’imaginer une telle crise lorsque le soleil surplombe la Plaza de Toros. Les Arènes sont épargnées par les coupes budgétaires. Elles appartiennent à la Communauté de Madrid. Ses droits sont détenus par un gestionnaire professionnel qui lui verse 2,3 millions d’euros par an. La région, gérée par le Parti Populaire (PP), se démarque comme le principal défenseur de la tauromachie à Madrid. Elle a décidé de rouvrir ici un nouvel établissement public qui s’appellera El Yiyo, en honneur d’un célèbre torero.

A l’intérieur de cet édifice de 23 798 places au style hispano-islamique neo-mudejar, José Maria Baviano, le directeur de la communication, détaille l’histoire de ce lieu construit au XVème siècle : « La plaza la plus importante, c’est celle de Las Ventas. Il y a plus de 60 corridas entre les mois de mars et d’octobre ». Pour lui, la décision de Manuela Carmena et ses équipes est « une décision sectaire et anti-démocratique ». « La tauromachie est un art en danger à Madrid à cause des anti-taurins et de ses membres. Ils ne comprennent pas que l’objectif des corridas n’est pas de maltraiter un animal mais de créer un art dans la confrontation entre le torero et le taureau ». A l’intérieur de l’enceinte, les tribunes en pierre, vastes et vertigineuses, impressionnent dès le premier coup d’oeil. Orson Welles ou Ernest Hemingway se sont rendus à cet endroit et font partie des prestigieux noms à avoir assisté à une corrida ici.

« C’est à Madrid qu’habitent les passionnés les plus exigeants », souligne Antonio Lorca, critique taurin pour le journal El Pais. Ils se déplacent, parfois en masse, pour assister à deux heures de duel entre six taureaux et trois toreros. Difficile de trouver une place en tribune quand un torero célèbre, comme le français Sebastian Castella, est présent en ville. Sauf si le regard se tourne vers les sièges réservés à la municipalité. Manuela Carmena et son équipe ont choisi la politique de la chaise vide. La maire n’a assisté à aucune représentation depuis son élection.

« On peut se débrouiller avec un petit gouvernement local »

Diego Sanchez de la Cruz

Diego Sanchez de la Cruz, directeur du think tank libéral Civismo et analyste économique, est un grand défenseur de la tauromachie. La récente décision de la mairie madrilène ne semble pas l’inquiéter outre mesure : « On a déjà battu les rois absolutistes, on a battu l’Eglise et le Pape, on a battu Franco qui a utilisé la tauromachie à son avantage. On peut bien se débrouiller avec un petit gouvernement local » car, insiste-t-il, « Madrid est la capitale de la tauromachie ». Son discours est millimétré. Il se comporte comme un politique. Il en a les codes et l’allure. Sa veste est parfaitement cintrée, sa chemise boutonnée jusqu’au cou, ses cheveux impeccables, ses mocassins parfaitement cirés. Son style colle parfaitement avec l’environnement de son bureau d’un classicisme assumé, malgré ses 28 ans. « Les corridas sont les plus grands événements de Madrid après les matchs de foot du Real ». Il a ses chiffres : la tauromachie rapporte « 3,5 milliards d’euros à l’économie espagnole » et beaucoup d’argent à la ville de Madrid.

« C’est un mensonge », dénonce Marta Esteban, présidente de la plate-forme « La Tortura Es No Cultura ». C’est elle qui a négocié un accord pré-électoral avec ¡Ahora Madrid ! sur ces questions. « La tauromachie ne génère aucun revenu », dit-elle. « Quand des toreros célèbres et importants viennent, leurs frais sont tellement importants qu’ils ne peuvent pas être couverts par la vente des tickets. Et quand ils ne viennent pas, les arènes sont vides ». Le vice-président du Comité Radicalement Anti Corrida (CRAC), Roger Lahana avance même le chiffre de « 100 à 150 000 euros par corridas, pour les toreros professionnels », payés par les arènes de Las Ventas.

Marta Esteban

Les anti-corridas reprochent surtout à la tauromachie sa cruauté vis à vis des taureaux. Pour M. Lahana, c’est « un spectacle de torture pour le simple plaisir de regarder l’agonie d’un animal ». « Les animaux ne peuvent pas être torturés pour un divertissement, appuie Marta Esteban. La violence contre des animaux ne peut pas avoir d’exceptions ».

La question des aides publiques reçues pour les corridas suscite le même type de conflit. Diego Sanchez de la Cruz avance que « l’Union européenne ne donne aucune subvention à la tauromachie » car les seules subventions qui peuvent être prises en compte sont celles données aux fermes qui élèvent des taureaux de combat dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC). Florent Marcellesi, député européen et porte-parole du groupe Equo et des Verts européens au Parlement Européen, parle lui d’une aide de l’UE qui s’élevait à « 130 millions d’euros ». En octobre 2015, le Parlement s’est cependant prononcé à l’unanimité contre le financement de la tauromachie par un amendement. Cette décision n’est pas applicable : la décision doit être validée par le conseil des ministres européens.

« La mairie veut remplacer une culture par une autre »

L’autre bataille est celle de l’image sur la popularité de la tauromachie en Espagne. « 84 % des jeunes disent qu’ils ne sont pas fiers des combats de taureaux », assure Marta Esteban, en s’appuyant sur sondage Ipsos Mori réalisé en décembre 2015. « C’est un mouvement transversal. En plus, il est très générationnel. On sait que dans plusieurs années, la tauromachie va disparaître par manque d’appui populaire principalement », explique Florent Marcellesi.

La vraie menace pour les corridas, c’est moins la baisse des subventions que la désaffection du public pour les corridas. S’il reconnaît que la tauromachie est « en crise », Diego Sanchez de la Cruz estime toutefois que celle-ci est toujours populaire, après avoir connu un net recul pendant la crise économique et sociale espagnole. « Nous sommes en troisième année de redressement », justifie-t-il. «  En 2014, on a vendu 5,9 millions de tickets. En 2015, 6,2 millions de tickets. On pense atteindre 6,5 millions de tickets cette année  ». Antonio Lorca ajoute que la tauromachie « aura toujours une part fondamentale dans la culture espagnole ».

De Madrid au Parlement Européen, la volonté absolue reste pourtant la même : l’abolition pure et simple. Florent Marcellesi précise que « l’objectif final est d’en finir avec un spectacle cruel qui n’a pas sa place au XXIème siècle ». Cela aurait, selon Diego Sanchez de la Cruz des incidences « dévastatrices » pour beaucoup d’industries et pour le tourisme à Madrid. Manuela Carmena pense que Madrid a d’autres atouts. Comme les casas okupas, des centres culturels et sociaux autogérés. « La mairie veut remplacer une culture par une autre », regrette, fataliste, José Maria Baviano, à savoir promouvoir une culture alternative au détriment d’une plus classique et jugée immorale. Antonio Lorca regrette que la classe politique ait converti ce débat en « un sujet de droite et de gauche »« Les uns et les autres oublient que les fans de taureaux appartiennent à tous les bords politiques », insiste-t-il. C’est dans l’arène politique que la tauromachie se bat pour sa survie. A Madrid ou ailleurs, ses détracteurs gagnent du pouvoir et imposent leur vision sur une communauté de plus en plus décriée.

Luc Magoutier est sur Twitter.