Le cerveau de Podemos

Le cerveau de Podemos

Iñigo Errejón, activiste et intellectuel en New Balance

A 32 ans, Iñigo Errejón s’est imposé comme le numéro deux et principal stratège de Podemos. Derrière ses allures d’adolescent, se révèle un intellectuel brillant, taillé depuis l’enfance pour « penser et combattre ».

Par Maurice Midena
Enquête de Camille Laffont et Maurice Midena
Photos de Mélina Huet
et du Ministère de la Culture argentin
A Madrid
vendredi 4 mars 2016

« Iñigo, tu es notre grand espoir à tous  ». Un vieux militant se lève, voûté, et coince son gavroche sous son bras. Puis, le micro à la main, adresse cette déclaration de foi au jeune homme en pull vert et chemise à carreaux qui lui fait face sur l’estrade. Iñigo Errejón, entouré de quatre autres cadres de Podemos, l’écoute avec un sourire non dissimulé. Ce jeudi 25 février, une centaine de personnes est réunie au centre culturel Antonio Machado, à l’est de Madrid. Podemos y présente sa proposition de loi baptisée « Loi 25 sur l’urgence sociale ». Une autre militante prend la parole, arborant fièrement un autocollant violet à l’effigie du parti. Elle félicite le numéro deux de Podemos et ses compagnons : « Bravo pour votre travail à l’Assemblée. Nous croyons en vous ».

De l’espoir, Errejón en suscite beaucoup. Dans la hiérarchie de Podemos, il se place juste derrière Pablo Iglesias, le chef du parti. Les traits juvéniles et le visage glabre du « numéro deux » de 32 ans, contrastent avec la barbe et le catogan du « numéro un ». Si Iglesias est l’iconique leader de la formation « morada », Errejón est, lui, son incontournable bras-droit. Brillant théoricien et activiste de premier ordre, Iglesias en a fait depuis deux ans son secrétaire politique en charge de la stratégie de Podemos. Il a été le directeur de campagne pour les élections européennes de 2014 et législatives de 2015. Sous sa coupe, Podemos est devenu la troisième force politique de l’Espagne.

Logique donc, de retrouver Iñigo Errejón en première ligne des négociations avec le PSOE (parti socialiste) en vue de former le prochain gouvernement. Porte-parole de Podemos devant le Congrès, son visage d’adolescent est omniprésent dans les médias. On l’y voit répéter sans fléchir que la future coalition devra être celle du « changement  » et du « progrès  ». Mercredi 24 février, il annonce que son parti se retire des négociations suite à un accord signé entre le parti socialiste espagnol et Ciudadanos, nouveau parti du centre-droit. En conférence de presse, Errejón se montre intraitable : « Cet accord est incompatible avec un gouvernement du changement  ».

Ce docteur en sciences politiques ne choisit pas ses mots au hasard. Son discours s’intègre dans une véritable réflexion sur le fait politique. Pour Jaime Pastor, ancien professeur de géopolitique à l’Université Complutense de Madrid et grand ami de son père, « Iñigo est un populiste. Il ne se dit ni de droite, ni de gauche  ». Felix Ortega, sociologue et enseignant à la Complutense, nuance ce positionnement idéologique : « Populiste est un terme très ambigu. Celui d’Errejón est très différent de celui de Marine le Pen en France par exemple  ».

« L’opposition « peuple et caste » vient de lui »

Errejón a fait de ce populisme théorique la ligne directrice du discours de son parti. « Il est le stratège politique de Podemos, insiste Jaime Pastor. L’opposition « peuple et caste » vient de lui  ». « Caste », « gouvernement du changement », « majorité » et « minorité » : Ces éléments de langage récurrents, Errejón les a imprimés dans la bouche de chacun des membres de Podemos. Mais il donne rarement une définition claire de ces concepts.

Entretenir le flou, voilà justement la stratégie. « Iñigo est un disciple de Laclau, rappelle Felix Ortega, dont il a intégré la réflexion dans son discours politique  ». Ernesto Laclau, théoricien politique argentin postmarxiste, a fait paraitre en 2005 La raison populiste, ouvrage considéré comme une pierre angulaire de la pensée populiste. Laclau y établit une idée forte : pour rassembler, un discours politique doit s’articuler autour de « signifiants vides  », à savoir des termes généraux qui font sens pour une majorité de personnes. Pour Laclau, plus « les signifiants sont vides, plus ils réussissent à unifier la communauté ». La théorie est une obsession chez Errejón : « Il a de nombreux centres d’intérêt. Mais à 90 %, ils tournent autour de la politique », révèle Jesús Jurado, son secrétaire politique. Toutes ses décisions concrètes sont le fruit d’une réflexion académique. « Rien n’est improvisé  », poursuit Jurado.

Iñigo Errejón au centre culturel Antonio Machado

Devant les journalistes ou les militants, la dialectique d’Iñigo Errejón est très bien rôdée. Lors de son intervention au centre culturel Antonio Machado, il réclame des politiques qui vont dans le sens de la « majorité sociale  ». Errejón oppose régulièrement cette majorité à la « minorité  » qui « séquestre  » le pouvoir. Ce qu’il désigne par « la caste  ». Plus qu’une dynamique horizontale, il préfère se placer dans un système vertical, en opposant le haut et le bas de la société. Selon Felix Ortega, cette logique est directement héritée des populismes latino-américains : « Historiquement, les populistes se sont toujours positionnés par rapport à un ennemi. Pour Errejón, l’ennemi, c’est la caste  ».

Un livre cristallise toute sa pensée. En 2O15, il sort Construir pueblo (« Construire du peuple »), aux côtés de la politologue belge Chantal Mouffe, l’ancienne compagne de Laclau. Pour Juan Carbonnal, coordinateur de la publication de l’ouvrage pour les éditions Icaria, « il y a un vide dans les idées politiques en Espagne. Errejón est venu le combler  ».

« Pour comprendre cette position sur le populisme, il y a un prémisse dont on ne peut se dérober : en politique, le dévouement, la prise de position sur l’échiquier, ne sont ni fixes ni prédéterminés par la condition sociale. Ainsi, le discours populiste est celui qui unifie des milieux sociaux très divers, dans une dichotomie qui oppose les élites traditionnelles au peuple. » Iñigo Errejón, Construir pueblo.

Il tweete de façon incompréhensible

Dans cet essai, en forme de dialogue avec Mouffe, Errejón y développe toute sa théorie, de la conception de la politique comme combat pour l’hégémonie jusqu’à l’importance de la représentation d’un leader charismatique. La substance du livre : ce n’est pas le peuple qui produit du mouvement social, ce sont les mouvements sociaux qui « construisent le peuple  », en dépassant des antagonismes qui n’auraient jamais pu s’associer en temps normal. « Le mouvement des Indignés a réuni à l’origine aussi bien des marxistes que des léninistes, des mouvements étudiants que des partis politiques, illustre le sociologue Felix Ortega. Aujourd’hui, toutes ces influences se sont unies dans Podemos ».

Errejón est imprégné du populisme latino-américain dont il offre « une rénovation », reprend Felix Ortega. Pour sa thèse de doctorat, il a étudié le Mouvement vers le socialisme (MAS) en Bolivie, parti dirigé par le président Evo Morales.

«  Il est brillant, confie Jaime Pastor, qui faisait partie de son jury de doctorat. Ce n’est pas un hasard si on lui a remis la plus haute distinction quand il a soutenu sa thèse  ». Brillant, au point parfois d’en devenir incompréhensible. Au soir des élections générales du 20 décembre, il tweete « L’hégémonie évolue dans la tension entre le noyau irradiant et la séduction des secteurs alliés latéraux. Affirmation – ouverture ». Une sortie en 140 caractères qui lui a valu une petite boutade de son chef et ami Pablo Iglesias (« Dur d’être un intellectuel  »). Le hashtag « #TweeteCommeErrejón » est même passé en Trending Topic sur le réseau social.

Errejón et la caste : une relation ambiguë 

Par son intellect difficilement accessible et son origine sociale, Errejón est parfois mis dans le même panier que « l’élite » qu’il a l’habitude de critiquer. Pour Segundo Sanz, journaliste a Vozpopulí, pure player de tendance libérale, son appartenance à la « caste » ne fait aucun doute : « Il ne vient pas d’une famille fortunée, mais son père l’a guidé depuis la théorie à la pratique vers une carrière politique  ».

Jaime Pastor nuance ce qui peut apparaitre comme un rapide procès : « Il est né dans une famille éduquée, politisée. Mais ce n’est pas la caste que critique Podemos  ». Son passé de scout dans le quartier de Aravaca l’embarrasse. C’est là que « vit une partie de ce que son parti appelle la caste  » relève la journaliste Marina Pina dans un article paru dans ABC, journal plutôt hostile à Podemos.

Deux affaires ont ébranlé l’image d’Errejón, et participé à remettre en cause son intégrité. En novembre 2015, le quotidien El Mundo révèle qu’Errejón touche une rémunération mensuelle de 1 850 € pour des travaux de recherche à l’Université de Malaga (UMA), alors « qu’il n’y consacre presque pas de temps  » selon le journal. En décembre, mis sous pression par le PSOE andalou, la direction de l’UMA met fin à son contrat. Podemos dénonce une « campagne de diffamation » menée contre Errejón, alors candidat pour être élu député à Madrid. Election qu’il remportera.

Une autre affaire, moins médiatisée, tend à souligner la frontière poreuse qui existe entre Errejón et la caste. Son père, José Antonio Errejón, fonctionnaire de carrière depuis 30 ans, a été nommé en 2008 directeur de la division d’évaluation de l’Aeval, organisme d’étude des politiques publiques. « Une pratique qui justement est désormais dénoncée par Podemos », note Segundo Sanz.

Privilégié ou pas, Errejón a choisi son camp. Celui du combat social. « Il ne faut pas oublier qu’Iñigo n’est pas qu’un intellectuel. Il est aussi un activiste de longue date  », rappelle Jaime Pastor. Son père lui a donné le goût des livres, mais aussi celui du militantisme. Iñigo est à Prague en 2000 pour manifester en marge de l’assemblée annuelle du FMI. Lors du G8 à Gènes en 2001, il participe aux protestations anti-mondialisation, durant lesquelles un manifestant Carlo Giuliani perd la vie. En 2006, il fonde l’association étudiante Contrapoder, aux côtés de Ramon Espinar et d’autres futurs cadres de Podemos. Elle réunit plusieurs mouvements anticapitalistes. Il sera également, le 15 mai 2011, à la Puerta del Sol pour manifester aux côtés des Indignés. On est loin de l’image du petit arriviste, resté pendant sa jeunesse à l’ombre du cocon familial.

Chez les Errejón, l’engagement est une affaire de famille. Iñigo n’a pas hésité à dédier sa thèse à son père, qui lui a « enseigné à penser et combattre ». Pour l’ainé des Errejón, José Antonio est sa «  principale référence intellectuelle, politique et vitale ». Son père est signataire du Manifeste de Tenerife, qui a mené à la naissance du parti écologiste en 1983. « Il fait aussi partie d’un groupe d’expert qui a conseillé Podemos dans l’élaboration de son programme  », rappelle le journaliste Segundo Sanz. Guillermo, le petit frère d’Iñigo, s’est lui aussi lancé en politique. Il fait partie de la liste Podemos pour les prochaines élections dans le Pays Basque.

« Il a toujours été le chef »

Iñigo Errejón est un leader de la première heure : « Il a toujours été le chef  », assène Ramon Espinar, porte-parole de Podemos au Sénat, qui a milité avec lui dans l’association étudiante Contrapoder. Passé d’activiste par la famille à théoricien par les études, il est naturellement devenu un redoutable homme politique : « C’est un pragmatique », assure Félix Ortega. Les interventions d’Errejón devant la presse, en marge des négociations avec le PSOE, le montrent régulièrement. Le numéro deux de Podemos ne cesse d’affirmer « qu’il n’y a pas de ligne rouge  », que « les portes du parti restent ouvertes  », pour arriver à un pacte avec le PSOE. Devant les militants, il assure que Podemos devra « faire des concessions  » pour entrer au gouvernement. « Depuis le 15-Mai, il sait qu’une fenêtre s’est ouverte, explique Jaime Pastor. Il veut absolument en profiter. C’est une occasion qui ne se reproduira peut être pas  ».

Errejón semble prêt à tout mettre en œuvre pour permettre à Podemos de gouverner. « Mais attention, Iñigo ce n’est pas Franck Underwood, soutient Jesús Jurado. Le pouvoir n’est pas une fin en soi pour lui ». Sa vision pragmatique et populiste a engendré de fortes ruptures au sein de Podemos. Elle s’est opposée à celle de Juan Carlos Monedero, ancien professeur de Pablo Iglesias et ex-numéro trois du parti. « Monedero est un anticapitaliste fervent. De plus, il voyait d’un mauvais œil la bureaucratisation et l’hypermédiatisation de Podemos, inspirées par Errejón  », explique Jaime Pastor. Mais Monedero, à cause de révélations sur ses pratiques fiscales douteuses, a dû prendre ses distances avec la direction de Podemos. Errejón s’est imposé, aux côtés d’Iglesias, comme le chef d’orchestre des mélodies idéologiques du parti.

« Pablo et Iñigo ont lié leurs trajectoires, affirme Ramon Espinar. Ils sont en symbiose sur le plan politique  ». Errejón et Iglesias sont plus que les deux têtes pensantes de leur parti. Ce sont des amis de longue date. Ils se sont rencontrés à la Complutense quand Iñigo avait 19 ans et Iglesias 24. Ce dernier racontera sur les ondes de Cadena Ser  : « On m’avait parlé d’un mec très intelligent, qui donnait l’impression d’avoir 6 ans  ». Iglesias le croise devant la cafétéria. Errejón est en train de manger un bout de pain avec un morceau de sucre posé dessus. La scène donne au chef de Podemos « l’envie de l’adopter ».

Inamovibles New Balance aux pieds, lunettes rectangulaires posées sur son visage d’enfant : ce look d’ado fait partie intégrante de l’essence médiatique d’Errejón. Un filon souvent exploité par les humoristes espagnols pour tourner son parti en dérision.

« Les blagues sur son âge et sa jeunesse apparente sont anecdotiques », analyse Segundo Sanz, d’autant qu’il « en rit lui-même beaucoup  », complète Jesús Jurado. Elles sont plutôt la preuve de l’importance du capital sympathie d’Errejón, tant auprès des médias que de la base populaire de Podemos.

Le 4 février dernier, Errejón fait irruption sur le plateau du « Late Motiv », show télévisuel présenté par Andreu Buenafuente. L’humoriste star de la télévision espagnole feint de devoir s’expliquer auprès de l’homme politique sur ses blagues répétées sur son jeune âge. A la fin de la séquence, Buenafuente lui glisse un bonbon à la menthe et un petit billet en guise d’argent de poche. Avant de conclure le sketch sur un « Ne dis rien à ton père ».

Devenu un personnage public de premier plan, cette bête de travail a dû mettre sa vie privée de côté : « Iñigo et son équipe, c’est une famille, affirme Jesús Jurado. C’est simple, il ne peut pas prendre une bière tranquillement sans que quelqu’un ne se jette sur lui ». A la fin du meeting sur la « loi 25 », un quart de la salle viendra patienter pour un selfie avec lui. Il peut passer pour un homme « qui a toujours été très sûr de lui  », note Ramon Espinar. « Il est très à l’écoute de son équipe , conteste Jesús Jurado. Mais être numéro deux d’un parti, cela suscite forcément de la jalousie. » Le propre des grands leaders.