À Madrid, la culture occupe les squats

À Madrid, la culture occupe les squats

Les centres sociaux et culturels autogérés, dont le statut peut aller jusqu’au squat, se sont multipliés à Madrid avec la crise. Ces centres sont soutenus par le nouveau conseil municipal. Il a pour but d’encourager la sensibilisation à la culture, sur fond d’intégration sociale.

Par Paméla Rougerie
Enquête de Paméla Rougerie et Luc Magoutier
À Madrid
jeudi 3 mars 2016

Pour entrer dans un squat madrilène, il suffit de sonner à la seule porte couverte de graffitis du quartier aisé de Chamberi, dans le centre de la ville. Ce vendredi soir, c’est Teresa, une activiste enthousiaste de 25 ans emmitouflée dans un sweatshirt trop grand, qui ouvre la porte. La jeune femme présente l’histoire de l’immeuble avec un débit rapide et des grands gestes. Le nom du lieu ? La Morada – en français, la demeure -. Cet édifice occupé illégalement appartient à la famille Lopez Brea, connue pour posséder de nombreux bâtiments dans la capitale espagnole. À l’accueil, le planning est chargé. Au programme de cette semaine, des activités gratuites et libres d’accès, allant des cours de théâtre à des cours de boxe, en passant par du yoga ou encore de la danse. Cette maison occupée (une casa okupa en espagnol) est un exemple de centre social occupé autogéré (CSOA, en espagnol) ayant pour but de recréer une vie de quartier et d’intégrer les plus démunis, et ce depuis près de quatre ans.

Dans la capitale espagnole, le nombre de squats a explosé sur les dix dernières années. Selon Miguel Angel Martinez, professeur à l’Université de Hong Kong et auteur de The Squatters’ Movement in Europe : Commons and Autonomy as Alternatives to Capitalism (Pluto Press, 2014), près de 80 centres et lieux sociaux autogérés ont vu le jour dans Madrid et sa périphérie ces dix dernières années. C’est une conséquence de la crise économique qui a durement frappé la ville, après l’explosion d’une bulle immobilière. Celle-ci a laissé de nombreux bâtiments sans occupants. Ces centres à la durée de vie très variable ont une relation parfois compliquée avec la mairie. « Les maires se confrontent rarement aux lieux squattés et en parlent très peu, selon l’activiste membre du mouvement européen des squatteurs. Dans la plupart des cas, les squats sont évacués par la police. À Madrid, il n’y a eu que quatre cas de négociations avec les autorités qui ont permis de légaliser ces squats. ».

Cependant, l’espoir d’une meilleure entente se profile pour les espaces qui veulent être reconnus. Les collectifs okupas bénéficient d’un soutien de poids : les conseillers municipaux Celia Mayer Duque et Guillermo Zapata sont d’anciens membres du Patio Maravillas, un autre centre social occupé autogéré, récemment fermé. « Nous allons transformer en loi démocratisée et règlementée ce qui était jusqu’à présent un privilège qui dépendait arbitrairement des autorités locales », a récemment déclaré Nacho Murgui, le délégué municipal chargé de la coordination territoriale et des relations avec les associations, jeudi 25 février, lors de la présentation du projet. Un inventaire des espaces vides de la ville est en cours de réalisation. Depuis le 1er mars, les associations intéressées par ces espaces peuvent soumettre leurs projets de récupération.

« Dans la culture, tout doit se payer »

En ce moment, à La Morada, un cours de breakdance occupe quelques jeunes dans une grande salle reconvertie en studio de danse. Eva, une jeune breakdanceuse, montre des pas à ses amis sur fond de C2C et de Gangsta’s Paradise. Un autre danseur exécute déjà des mouvements au sol. Son nom de scène, c’est Bboy Manu. Ce danseur professionnel de 38 ans vient régulièrement ici pour s’entraîner. « Sinon, je fais des spectacles dans le métro ou dans la rue avec mon collectif », ajoute-t-il. Il hausse le ton pour se faire entendre au-dessus du hip-hop qui jaillit des hauts-parleurs. Pour lui, la culture est en danger. « On ne peut plus en vivre, et aujourd’hui tout doit se payer. Pour les jeunes, c’est bien de venir dans un lieu gratuit pour se sensibiliser à la culture. » Pour montrer son engagement, il n’hésite pas à laisser le lien vers le replay de son émission autogérée spécialisée sur la danse, sur la chaîne RTVE.

Dans une petite pièce au premier étage, Teresa, elle, prépare un décor pour une pièce de théâtre qui se jouera bientôt à La Morada. En plus d’être activiste, la jeune femme est actrice. Elle croit dur comme fer à l’initiative de cette casa okupa. « Je viens souvent ici pour les assemblées, et pour participer à un maximum d’ateliers, affirme-t-elle. Ce qui me plaît, c’est de créer du lien avec les visiteurs ». Elle crée ce lien à travers des rencontres au gré des ateliers qu’elle préfère, comme ceux de théâtre où elle met en avant ses qualités d’actrice ou ceux de cinéma pour pouvoir organiser des séances accessibles à tous.

Ici, comme pour de nombreux centres sociaux autogérés, tout s’organise collectivement. Julia Ramirez Blanco a vécu cette expérience : « Les gens se divisent en comités puis en groupes de travail, développe la chercheuse de l’Université Complutense, spécialisée dans l’Histoire de l’art et ses mouvements sociaux. Ces groupes se réunissent en assemblées, le plus souvent une fois par semaine pour discuter d’éventuels problèmes rencontrés. À la fin, les décisions se prennent sur un consensus. » C’est au cours de ces assemblées que l’on décide de la création de nouveaux ateliers ou encore de l’organisation de nouveaux évènements.

Ce vendredi soir, quelques jeunes se sont rejoints pour un cours de breakdance. Ils en sont à l’échauffement.
Adriana profite des moments de calme pour essayer plusieurs mouvements.
Dans une des pièces encore éclairées du bâtiment, un ami de Teresa l’aide à monter un décor de théâtre.

Pour ces groupes, occuper des lieux désaffectés est totalement légitime. « C’est important d’occuper les espaces vides et délabrés, affirme Teresa, parce qu’il y a beaucoup de sites inoccupés auxquels on peut redonner vie. » Pour s’en sortir, les collectifs de La Morada doivent faire preuve de débrouillardise. L’électricité n’est pas payée. Elle fonctionne seulement dans quelques salles. Pour l’eau, les activistes profitent de la générosité du garage automobile à proximité, qui veut bien leur laisser utiliser un tuyau. « Mais seulement le matin, pour nettoyer, jamais pour boire », précise Teresa. Le financement de la casa fonctionne à coups de collectes de fonds pendant des soirées et des évènements.

Cette auto-suffisance et cette indépendance sont clairement revendiquées par La Morada. « On n’a aucune relation avec la mairie, insiste Teresa. C’est vrai que le nouveau conseil municipal de Manuela Carmena s’est rapproché de nous pour nous faire participer à de nouveaux évènements. Mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Pour moi, la culture doit être libre avant tout. »

D’autres lieux occupés, eux, bataillent pour être reconnus. C’est le cas du jardin partagé « Esta es una plaza » (« Ceci est une place »), situé à quatre kilomètres de La Morada, dans le quartier populaire de Lavapiés. Caché derrière un mur de briques rouges délabré et recouvert de fresques, cet ancien terrain vague, abandonné depuis trente ans, a été repris il y a quatre ans au profit des habitants du quartier. Ici, une cabane avec des jouets pour enfants. Là, un atelier recouvert d’un dôme en toile mauve. Dans une autre partie du jardin, un petit amphithéâtre en plein air tient sur un monticule avec des palettes de bois. Le tout sous les traits d’une immense fresque murale qui reprend l’ours et l’arbousier de la ville, symbole de la ville de Madrid.

« Aider les gens ici, c’est thérapeutique »

Santiago passe par ce jardin tous les jours depuis ses débuts, pour venir « aider les gens qui travaillent ici et discuter. » « C’est presque thérapeutique », répète cet ancien professeur de technologie à la retraite. Il habite à « dix minutes en bicyclette ». Tous les jours, il voit la vie de la Plaza s’animer. Sur l’amphithéâtre improvisé, des adolescents sont assis et rient en discutant. « Ils viennent ici quand ils veulent sécher les cours », plaisante Santiago. « Le week-end, c’est plus familial, ce sont les parents qui passent un peu de temps avec leurs jeunes enfants. Ils prennent le relais. » Le soixantenaire pointe du doigt le bac à sable, aménagé spécialement pour l’occasion.

Ce jeudi matin, les jeunes occupent les plateaux du jardin.
Un bac à sable peut aussi servir aux enfants, qui viennent nombreux le week-end.
Sous le dôme de toile, des ustensiles pour le jardinage.

Tout a été construit ici bénévolement, par une association de voisins. « Rien ne se fait avec de l’argent ici », affirme le retraité. Trois fois par semaine, des volontaires s’occupent du verger local. Le dimanche, on organise un atelier de réparation de bicyclette pour favoriser les transports écologiques. Une fois par mois, une assemblée est organisée pour discuter des problèmes locaux. En ce moment, les membres de l’assemblée discutent avec la mairie pour être reconnus. « Il faut faire pression pour y parvenir. Avec le nouveau Conseil municipal de gauche, j’ai bon espoir pour nous », insiste-t-il. Santiago est un fervent défenseur de la pensée collaborative. Avant de participer au jardin de « Esta es una plaza », il se rendait à la Tabacalera, un autre centre social autogéré, à seulement dix minutes à pied. 

Un centre autogéré créateur de changement social

La Tabacalera est l’aboutissement d’une collaboration entre la mairie, le ministère de la Culture et des collectifs de citoyens engagés. Cette ancienne usine à tabac désaffectée a été prise en charge par la mairie en 2009. En 2012, la mairie, alors dirigée par le Parti populaire de droite, a finalement cédé l’espace à une association réunissant tous les collectifs du centre social. Ils en ont profité pour changer l’espace à leurs couleurs. Au rez-de-chaussée, des salles accueillent des ateliers tous autogérés. Comme pour La Morada, le programme est important : photographie, peinture, sculpture, danse folklorique ou encore zumba. Au sous-sol, des caricatures de Franco côtoient des représentations d’Amérindiens. Au-dessus des tags, « L’Amazonie n’est pas à vendre » est inscrit sur les murs.

Dans la cour, un jardin autogéré fait face à un atelier de menuiserie. C’est ici que Chus, Miguel et leurs camarades passent leur temps à concevoir des objets pratiques mais aussi artistiques. Chus, un barbu à la carrure imposante, est fan des Vikings. « Ici, je reproduis tous les accessoires qu’on peut utiliser pour des reconstitutions historiques, raconte-t-il. Je fais ça avec des amis, pour le théâtre et même le cinéma de temps en temps. » Il montre, avec un grand sourire, le bouclier et les gourdes en cuir qu’il a lui-même conçues.

Chus fréquente La Tabacalera depuis ses débuts. Ici, il concoit des accessoires pour des reconstructions historiques. 
Chus est fier de montrer le bouclier qu’il a récemment terminé. 
Une gourde elle aussi inspirée du temps des Vikings. « On peut l’utiliser telle quelle », précise Chus.

« Les gens qui viennent ici sont souvent des hommes, des jeunes qui veulent apprendre à travailler manuellement », explique Miguel, un menuisier à son compte qui se rend tous les jours à la Tabacalera. Pour lui, le travail réalisé ici est bien plus que manuel. « Ils apprennent à travailler et à prendre des décisions en groupe. Ils apprennent aussi toutes les tâches liées à l’autogestion : comment gérer les ordures, comment nettoyer l’endroit, recycler, partager l’espace… » Cet apprentissage constitue un engagement social, pour le quadragénaire et ses camarades. « Au final, ici, on veut tous impulser changement social pour que les choses soient plus justes, ajoute Miguel. On veut avoir le droit d’avoir un travail que l’on veut faire et on ne veut pas avoir à travailler pour quelque chose qui ne nous importe pas. » Ce changement social est en marche dans la ville. Cinq nouveaux espaces ont été promis par la mairie avant l’été.