A Madrid, les anti-expulsions gagnent à chaque action

A Madrid, les anti-expulsions gagnent à chaque action

A Madrid, la Plataforma de afectados por la hipoteca (PAH) lutte contre les expulsions qui se sont multipliées depuis la crise. La PAH s’oppose à une mairie composée d’anciens Indignés qu’elle accuse d’abandonner certains expulsés. 

Par Madeleine Meteyer
Enquête de Madeleine Meteyer, Marine Lesprit et Nicolas Traino
A Madrid
Le jeudi 3 mars 2016 

9 heures. L’air est froid et une légère brume enrobe Villaverde, un quartier ouvrier du sud de Madrid. Les visages des militants de la PAH (1) sont creusés par la fatigue. Une grande affiche est placardée, tachée de deux ronds : l’un rouge « Stop desahucios » (« Stop aux expulsions ») et l’autre vert orné du slogan « Si se puede » (« Oui, c’est possible »), le « Yes we can » des Indignados. Créée en 2009 par l’actuelle maire de Barcelone, Ada Colau, la PAH s’est emparée du sujet des expulsions. Au nom du « Une personne, un toit », ses militants vont harceler les hommes politiques et défendre les personnes menacées d’expulsion face à la police.

A Madrid, le contexte devrait lui être favorable depuis l’arrivée de ¡Ahora Madrid ! à la mairie en juin 2015. ¡Ahora Madrid ! était une liste issue du mouvement des Indignés, soutenue par le parti Podemos, le seul à avoir concédé à PAH la fin des expulsions dans son programme lors des élections générales de décembre 2015. L’association n’a, en réalité, jamais été si bougonne. Pour Manuel San Pastor, un avocat du mouvement : « Les choses n’ont absolument pas changé depuis les élections. La mairie travaille avec les banques. Nous, on lutte contre.  » L’association affirme avoir empêché 2075 expulsions depuis sa naissance dans la capitale en 2011.

« stop aux expulsions »

Le cas du jour est celui de Dulce Maria Queza. Si les militants de la PAH sont là, c’est pour appuyer une femme d’une trentaine d’années qui vit avec son enfant et son mari. La famille occupe un appartement qui appartient à Bankia depuis près de quinze mois. Dulce (prononcer « Doul-Tché ») n’a pas d’emploi. Se rassembler devant les appartements le jour où la police doit procéder à l’expulsion est un des moyens de lutte de la PAH. Il faut être là à l’aurore. La police pourrait intervenir plus tôt que prévu. Ce jour, ils sont une vingtaine à se masser sous les fenêtres d’un immeuble de briques ocre.

Emmitouflé dans un manteau noir, Francesco Cortese, l’un des activistes les plus influents de la plateforme, distille les dernières informations. «  Logiquement la police débarque à dix heures  ». Sont présents des activistes de la PAH, une poignée d’habitants du quartier, et quelques amis venus soutenir la famille. « Je suis ici pour lutter contre la mafia des banques  » explique un militant vêtu d’un sweat vert. En Espagne, les banques sont les principales propriétaires des appartements, suite notamment à l’expulsion des propriétaires en incapacité de rembourser leur emprunt. Dulce n’est pas concernée par la médiation mise en place par la mairie grâce à l’Agence d’intermédiation hypothécaire en juillet 2015. Celle-ci incite les banques à faire la paix avec ceux qui ne la paient plus. Cela concerne les locataires qui lui doivent des loyers. Cela concerne les propriétaires qui ne peuvent rembourser leur prêt. Cela ne concerne pas les squatteurs, catégorie à laquelle appartient Dulce. « La mairie est remplie d’anciens indignés qui oublient un droit essentiel : celui d’avoir un toit  », s’emporte Manuel San Pastor.

Francesco Cortese esquisse une grimace gênée : « LA PAH soutient uniquement les personnes qui squattent les appartements des banques. Pas ceux des particuliers. On se doit d’être irréprochables.  » Une des conditions premières : que les voisins soutiennent le mouvement. Aucun n’est venu ce matin. Mais les voisins de palier ont placardé un dessin sur la porte de l’appartement. « On veut que Dulce reste ». Plus la foule est nombreuse, plus l’intimidation est forte. Johanna, une militante de 30 ans appuyée contre le mur, exhale une bouffée de cigarette : « Même si la police vient, physiquement on est trop nombreux pour qu’ils fassent quelque chose  ».

10h15. La troupe grossit peu à peu. Des mères de famille des environs venues avec enfants et poussettes entourent Francesco Cortese. Il va parler. «  Les services sociaux sont en pleine discussion, a priori l’expulsion est annulée  ». Il grimpe les quatre étages de l’immeuble pour rejoindre Dulce et lui donner les dernières nouvelles. L’étroit salon se remplit de militants. Serrés sur le canapé, deux photo-reporters regardent la télévision. « C’est important que la presse soit présente, explique Francesco Cortese. Surtout dans ce cas ; parce qu’il y a un enfant. C’est des images choc et ça bousille l’image des banques  ».

Dulce s’agite, se rend dans la cuisine chercher un verre d’eau et pousse des soupirs bruyants. « Calme toi, calme toi  ». Une militante de la PAH tente de l’apaiser. Soudain une rumeur traverse l’appartement. « La police, la police  ». Affolés, quelques militants et les photographes descendent dans la rue. La voiture de police s’en est déjà allée. « Ils voulaient juste savoir pourquoi on est là » s’amuse un militant.

Trois millions d’appartements vides

10h50. « Bankia confirme que l’expulsion est annulée ! Par contre, je ne sais pas si ils ont prévenu le commissariat ». Francesco attend une confirmation pour se réjouir. Dulce est descendue dans le hall et serre son gilet contre elle. Francesco Cortese lui tend le téléphone. Le premier numéro les redirige vers un second puis un troisième. « Bonjour, je m’appelle Dulce Maria Queza, j’ai eu un avis d’expulsion. La banque a confirmé la suspension, mais vous pourriez me reconfirmer que c’est annulé et que vous n’allez pas venir  ?  ». Dulce jette des coups d’œil inquiets. Elle raccroche, sans avoir eu plus de réponse.

Dehors, Johanna grogne. « La police attend peut-être qu’on se soit dispersés pour intervenir.  » La PAH affirme que les expulsions se poursuivent, malgré les assertions de la mairie ¡Ahora Madrid ! qui assure le contraire. A ses yeux, puisque l’occupation d’appartements est un délit en Espagne, déloger les « squatteurs » n’est pas une expulsion. C’est une régularisation.

Pour justifier son action, la PAH s’appuie sur l’article 47 de la constitution espagnole « Tous les Espagnols ont le droit de disposer d’un logement digne et approprié ». Un militant au visage mangé par une barbe martèle en agitant son index : « Quand la loi est injuste, le devoir le plus sacré du peuple est de lutter contre.  »

Dans l’appartement de Dulce

11h06. Le ton monte. Attendre à ne rien faire échauffe les esprits. Devant l’immeuble, Miguel Angel un militant historique de la PAH s’emporte. «  On est quoi ? Des personnes ou des merdes ? Si ils doivent venir, qu’ils préviennent au moins. Et puis, si elle peut rester, ce sera jusqu’à quand  ?  ». Les militants refusent de se disperser sans la confirmation que la police ne viendra pas. Dulce remonte dans son appartement. Son fils de un an gambade sous son regard distrait. « J’ai peur. Je veux juste une réponse. Je veux savoir si la police va venir  ».

Depuis l’arrivée de Manuela Carmena à la mairie, la police municipale a perdu le pouvoir de déloger par la force. « Officiellement  » selon Manuel San Pastor, l’avocat de la PAH. « S’il n’y a personne, ils n’hésitent pas  » affirme Nicolàs, un étudiant habitué des rassemblements de la PAH. La « loi bâillon », comme ils l’appellent, fragilise par ailleurs l’action militante. La ley Mordaza a été instaurée le 1er juillet 2015. Elle accroit la capacité de la police à disperser les rassemblements publics. « Si on est plus de vingt, alors on commet un délit », ajoute Nicolàs.

« Je veux savoir si la police va venir »

Le site de la PAH publie régulièrement la liste des expulsions programmées en indiquant l’adresse et l’heure. « Je ne connais pas la famille mais c’est important d’être là, enchaîne Johanna. Je consulte le site de temps en temps pour voir à quelle expulsion je peux me rendre.  » Dans un bref échange avec Francesco Cortese, celui-ci signifie à Dulce qu’il est important que son mari trouve un travail. L’homme du foyer n’est pas là. « Je suis toute seule pour tout  », se désole Dulce.

Et puis, il y a celles que les luchadores (« combattants ») nomment « les expulsions invisibles », celles pour lesquelles les habitants n’ont pas fait appel à la PAH ou trop tard. Manuel San Pastor explique : « Parfois, certaines personnes viennent nous voir à notre bureau la veille leur expulsion. C’est compliqué d’organiser la lutte à temps. On se retrouve parfois à dix face à cinquante policiers. »

Une personne qui a reçu un avis d’expulsion peut se rendre à la PAH de son quartier. Quinze antennes de la PAH existent à Madrid. Là, les conseils essentiels lui sont dispensés : laisser son enfant inscrit dans l’école du quartier, car cela freine l’expulsion, puis fournir un document qui prouve une recherche d’emploi. Les militants arguent que la PAH n’aide que ceux qui « se bougent  ». « On vérifie également que l’appartement appartient à un établissement financier », précise Manuel San Pastor. Selon lui, six millions d’appartements appartenant aux banques seraient vides en Espagne. C’est plutôt 3,6 millions selon l’estimation de la société d’analyse immobilière R.R de Acuña y Asociados. « Pour nous, vu le faible nombre de logements sociaux à Madrid, les gens sont forcés de récupérer des appartements. Surtout, quand ils sont de toute façon inhabités.  »

L’immeuble de Dulce

Une contestation contestée 

11h42. « On va à la banque  !  ». La troupe se met en marche : direction l’agence Bankia la plus proche. Un à un, les militants entrent entre dans les locaux. Le directeur de l’établissement apparaît. Vêtu d’un long manteau, d’une chemise rayée, les cheveux peignés en arrière, il est irrité mais peu surpris de la démarche de la PAH, coutumière des occupations de banques. L’homme propose d’appeler le bureau central de Bankia. Lorsqu’il revient, il dit ne pas être en mesure de fournir le document qui prouverait la suspension de l’expulsion.

Certains militants se saisissent de prospectus et les déchirent avant de les lancer en l’air. Ils s’adressent à l’ancien ministre des Finances grec, le Che Guevara de l’anti-austérité. « Varoufakis ! Donde estàs ? » (« Varoufakis, où es-tu ? »). « Si se puede » résonnent dans la banque. Yvan, un activiste habillé d’une chemise bariolée, apostrophe un client «  T’as un compte ici ? Tu sais que c’est une arnaque  ?  ». Une conseillère s’agace à son bureau : « C’est ridicule. Ça ne sert à rien de venir dans une agence. Vous perdez votre temps.  » Certains clients sourient mollement en guise d’un vague soutien. D’autres s’impatientent. Les méthodes de la PAH ne font pas l’unanimité. Loreto Reyna est membre de la fondation Signum, à qui la mairie confie la médiation avec les banques. Pour elle, la PAH peut souvent « compromettre un dialogue apaisé par des actions violentes  ». Manuel San Pastor rétorque : «  La mairie cède tout aux banques alors nous luttons contre elle. Cette intermédiation mairie/banque est un dialogue entre deux arnaqueurs.  » Sur le trottoir, une vieille dame édentée maugrée. « Non, je ne les soutiens pas. Ceux qu’ils défendent s’installent dans des appartements et ne payent rien. »

12h36. Quelques visages se tournent vers la porte d’entrée. Deux policiers surgissent. Ils s’entretiennent quelques minutes avec le directeur de la banque avant de revenir vers Francesco Cortese et les autres militants. « La seule chose qu’on lui demande, c’est de produire le document qui prouve que l’expulsion est annulée et il dit qu’il ne peut pas l’obtenir  », les deux policiers hochent la tête. L’un d’eux s’approche de Dulce, qui s’est laissée tomber sur une chaise. Il tente un maladroit : « Je comprends que ça vous fasse mal ».

« Ça ne servait à rien de venir ici, c’est ça qui l’agace  » explique le policier. Au bout de quelques minutes de pourparlers avec les forces de l’ordre, le directeur revient avec le document demandé. «  Tu vois pourquoi il faut insister ? », commente Francesco Cortese. La suspension de l’expulsion est confirmée. Jusqu’à quand ? Personne ne sait. « C’est mieux de ne pas avoir de date butoir. Ça laisse dans l’incertitude mais au moins, ils ne disent pas : ‘dans dix jours vous devez partir’  ». Dulce conserve son air inquiet. « J’ai eu peur vous savez  ». Cette semaine-là, chaque expulsion dont la PAH s’est chargée s’est terminée par une suspension. Manuel San Pastor balaye la question de l’utilité de la PAH : « Certes, quand nous sommes là, ça se finit généralement bien. Mais sans nous, ça se finirait peut-être mal  ». Quelques minutes plus tôt, un militant a chuchoté à un autre « Fais pas cette tête. Ça va bien se passer. Comme toujours.  »

(1) Plateforme des victimes de l’hypothèque

Les militants de la PAH se dirigent vers la banque