Avoir 20 ans et prendre le pouvoir

Avoir 20 ans

et prendre le pouvoir

Depuis un an, les jeunes élus de Podemos s’installent dans leurs nouvelles fonctions à la mairie de Madrid et sur les bancs des Assemblées locales ou nationales. Après avoir milité dans la rue et contesté la politique des partis traditionnels, les voilà aujourd’hui passés de l’autre côté. Chaque jour, ils apprennent à exercer le pouvoir en formation accélérée.

Par Marine Gibert
Enquête de Marine Gibert et Sébastien Bossi Croci
A Madrid
Vendredi 4 mars 2016

« On se croirait au Sénat Galactique, comme dans Star Wars ». Ramon Espinar rayonne lorsqu’il s’installe dans son fauteuil pourpre, au cœur de l’hémicycle. A 29 ans, cet ancien chercheur en sciences urbaines est aujourd’hui porte-parole du groupe Podemos au Sénat, et député de la communauté de Madrid. Avant l’émergence de Podemos en 2014, il n’avait jamais imaginé avoir un jour de telles responsabilités politiques. « A l’époque, il n’y avait pas de place pour moi dans les institutions » explique-t-il. Comme de nombreux élus du jeune parti de gauche radicale, il n’a connu que le monde universitaire et militant. Il doit désormais faire l’apprentissage d’un pouvoir institutionnel qu’il a longtemps critiqué. Tout est nouveau : les relations avec les partis, la violence médiatique, la pression permanente ; mais tout est un jeu.

Ramon Espinar, 29 ans, lors de la constitution du Sénat, le 13 janvier 2016 © Alvaro Minguito
Rita Maestre, 27 ans, le soir de la victoire d’¡Ahora Madrid! aux municipales, le 24 mai 2015 © Nacho Goytre

Podemos a su faire de sa jeunesse un argument électoral de poids face à la corruption des partis traditionnels. Mais aujourd’hui, à la lumière de plusieurs scandales, l’amateurisme de ses représentants lui est régulièrement reproché par la presse et l’opposition. « Mes équipes manquent d’expérience et connaissent mal les institutions » a reconnu Manuela Carmena, maire de la capitale espagnole depuis juin 2015, dans une interview à la radio Cadena Ser le 12 février dernier. « Il nous faut passer de l’activisme à la gestion » a‑t-elle ajouté, résumant en quelques mots les difficultés auxquelles fait face sa coalition, ¡Ahora Madrid !, qui rassemble plusieurs mouvements citoyens, dont Podemos.

De nombreuses maladresses

L’affaire des marionnettistes est celle qui lui a coûté le plus cher. Le 8 février dernier, un spectacle de marionnettes organisé par la ville de Madrid a exposé de jeunes enfants à une scène de pendaison d’un juge et à des pancartes à la gloire de l’ETA. Les deux artistes à l’origine du divertissement ont été arrêtés et emprisonnés pour apologie du terrorisme. Face à l’indignation générale, Manuela Carmena a admis que ses conseillers municipaux, et en premier lieu Celia Mayer, l’adjointe à la culture, devaient être mieux entourés.

Autre maladresse, le retrait d’une plaque en hommage à huit prêtres carmélites tués pendant la Guerre civile, au nom de la chasse aux symboles franquistes annoncée par la mairie. « Une erreur » convient Lula Rodriguez, responsable de la communication de la mairie. La plaque, qui avait été retirée discrètement pendant la nuit, a finalement dû être réinstallée car elle se trouvait dans un lieu privé. « Ils n’ont pas le bagage juridique nécessaire pour exercer leurs fonctions » tranche Pedro Corral, député du Parti populaire (PP) et ancien adjoint à la culture à la mairie de Madrid. Lula Rodriguez préfère parler de « mauvais protocole ».

« On ne se prépare pas à de telles responsabilités », convient Rita Maestre en souriant.

Fondatrice de l’association étudiante Juventud Sin Futuro (JSF) et figure du mouvement contestataire du 15M en 2011, elle a été propulsée porte-parole de la mairie de Madrid à seulement 27 ans. Elle accueille les visiteurs dans un bureau spacieux et impersonnel. Un seul détail dénote : un paquet de céréales traîne devant son écran d’ordinateur. Elle s’empresse de le ranger pour les photos. « Dans les partis traditionnels, il y a une ascension progressive et une transmission des savoirs de génération en génération, estime-t-elle. Avec Podemos, nous n’avons rien eu de tout ça. »

La plus jeune du gouvernement municipal est aussi l’une des plus médiatisées. Elle vient d’être jugée pour avoir manifesté en soutien-gorge dans la chapelle de l’université Complutense lorsqu’elle y était étudiante, il y a cinq ans. « Aucun représentant du PP ou du PSOE (parti socialiste ouvrier espagnol) n’a ce genre de passé, explique Almudena, étudiante et militante au sein de JSF. C’est ce qui fait la force de Podemos. » Rita Maestre a été hissée au rang d’icône par les sympathisants du parti pendant son procès. Sur les réseaux sociaux, son visage s’affichait partout, accompagné du hashtag #YoApoyoARitaMaestre (« Je soutiens Rita Maestre »). « Rita, c’est la star de l’équipe, confie l’un de ses directeurs de cabinet. Elle est jeune et brillante, elle a beaucoup d’avenir. »

Rester des outsiders

Ignorer les rouages et les subtilités des institutions n’est pas un problème pour les nouveaux arrivants. « J’assume d’avoir beaucoup à apprendre » explique Ramon Espinar sans complexe. «  La plupart du temps, ceux qui nous reprochent notre manque d’expérience le font parce qu’ils revendiquent pour eux-même le monopole de la sagesse » juge-t-il. « Des gens très expérimentés et très bien conseillés ont dirigé la ville pendant plus de vingt ans et ça ne les a pas empêchés de nous mener dans le mur » abonde Rita Maestre, rappelant que le PP a joué un rôle prépondérant dans l’endettement massif de la capitale espagnole, qui atteint aujourd’hui 6 milliards d’euros. La jeune femme ajoute : « Peu importe de mal connaître les institutions, puisqu’on est là pour les changer. »

Même installés au cœur du pouvoir, ces anciens militants des rues continuent d’employer une rhétorique d’outsiders. « C’est étrange de voir les choses de l’intérieur » confie Rita Maestre. Ramon Espinar se souvient de son arrivée à l’Assemblée de Madrid puis au Sénat : « Le plus dur, c’est de débarquer dans un système politico-médiatique bien rodé qui vous traite comme un intrus, une anomalie ». Il réfléchit et précise : « Mais quelque part, je crois que je suis fier d’être un intrus de ce système-là. »

Son attaché parlementaire, Hector, porte des dreadlocks et une chemise à carreaux ample sur un jean clair. Lui aussi a milité au sein de Juventud Sin Futuro lorsqu’il était étudiant. Aujourd’hui les longs couloirs labyrinthiques et les plafonds dorés du Sénat n’ont plus de secret pour lui, mais il lui arrive de regretter les manifs et des slogans scandés dans les mégaphones. « Maintenant que je suis à Podemos, je ne peux plus faire ce genre de choses, et de toute façon je n’en ai plus le temps » déplore-t-il.

« Nous sommes un corps étranger, raconte Lula Rodriguez. La réaction naturelle du système, c’est le rejet. Mais on s’accroche. Et bientôt, on découvrira lequel des deux de l’étranger ou du système est parvenu à phagocyter l’autre. » La nouvelle mairie doit affronter un déchaînement médiatique sans précédent, et composer avec les nombreuses attaques de l’opposition. « Cela fait vingt ans que je travaille ici, raconte l’un des directeurs de cabinet de Rita Maestre, j’ai vu défiler plusieurs équipes municipales, et je n’ai jamais été confronté à une telle violence. »

 

 

 

 

 

 

 

« Les bières entre potes c’est fini »

La soudaine médiatisation et l’avalanche de responsabilités, Rita Maestre les a vécues comme un véritable « choc ». Pas le temps pour un stage d’observation : tout lui est tombé dessus dès la première semaine. Ramon Espinar peine encore à trouver le mot juste pour relater son arrivée au sein des institutions : « Bizarre » ? « Absurde » ? «  Fou » ? Il éclate de rire en repensant à son premier jour en tant qu’élu, et a cette sensation d’être partout sauf à sa place. Mais il nie avoir eu peur. « S’il y a une leçon que j’ai retenue de mes années d’activisme a JSF et ContraPoder, c’est que rien n’est impossible, martèle-t-il. On a cru pendant des années qu’on devrait se contenter de rester en dehors du pouvoir pour le critiquer, puis on a compris qu’on pouvait le changer de l’intérieur. Ce genre d’expérience donne confiance en soi. »

Dans ce tourbillon, la vie personnelle passe au second plan. « On me reconnaît dans la rue, je ne peux plus aller boire des bières tranquillement avec mes potes, raconte le jeune sénateur. Mais il y a un vrai gain de liberté en termes politiques, ça compense les concessions individuelles. » Quant à Lula Rodriguez, elle ne voit plus son petit ami que par écran interposé. « On bosse parfois jusqu’à 16 heures par jour, admet-elle, c’est dur quand on a une famille. »

Malgré la fulgurance de leur ascension au sein de Podemos, ces jeunes responsables politiques gardent les pieds sur terre, conscients de la difficulté de leur tâche et de la sévérité avec laquelle ils seront jugés. « Arriver au pouvoir n’a pas changé mes idées, avance Rita Maestre, mais je me suis confrontée aux lourdeurs administratives et à la lenteur des institutions. » Elle déplore que le «  système se caractérise par l’inertie et le statu quo » mais maintient que « la mairie est une machine puissante ». Pour Ramon Espinar, l’exercice du pouvoir se conçoit comme une aventure. « Avec de grands pouvoirs, viennent les grandes responsabilités » nuance-t-il, le sourire en coin. La citation est de Spiderman.