La balafre de Madrid

La balafre de Madrid

La capitale espagnole abrite le plus grand bidonville d’Europe à seulement une dizaine de kilomètres de son centre historique. Une blessure urbaine difficile à résorber, malgré le plan choc de nettoyage mis en place par la mairie en décembre dernier.

Par Barbara Marty
Enquête de Barbara Marty et Fanny Weil
Photographies par Barbara Marty
A Madrid
Jeudi 3 mars 2016

Samira est une jeune maman comme les autres. A 32 ans, elle vit dans une petite maison avec son mari et ses trois enfants à la périphérie sud-est de Madrid, dans la calle (rue) de la Cañada Real Galiana. Née au Maroc, elle a quitté son pays pour offrir une vie meilleure à sa famille. Très croyante, elle aime aller à la mosquée, cuisiner et plaisanter en arabe avec ses voisines marocaines du Secteur 5. « Ici c’est comme un village, tout le monde se connaît ». Pourtant, son quartier n’a rien d’ordinaire : pas d’éclairage public, ni de goudron sur la route, de boîtes aux lettres. Seul un café qui vend des sandwiches, l’église évangélique Santo Domingo et un bar appelé « Le Dylan » apportent un semblant de normalité à ce paysage étrange. Des voitures sont garées dans les allées, une épicerie spartiate est même ouverte, mais la Cañada Real Galiana n’est pas un voisinage comme les autres : elle est le plus grand bidonville d’Europe.

Cette zone de 16 kilomètres de long – l’équivalent de la distance entre Neuilly-sur-Seine et Montreuil, est située à une demi-heure en voiture de la Puerta del Sol. Accessible par une bretelle d’autoroute, elle s’articule autour d’une artère principale, qui se déroule à perte de vue dans un dédale d’habitations plus ou moins sommaires. Au nord, des terrains occupés illégalement depuis les années 1960 ont vu éclore d’impressionnantes bâtisses appelées ici des « chalets » (« pavillons » en français), alors que le sud rassemble des constructions plus récentes, faites de bric et broc. « Des gens très différents cohabitent dans la Cañada », raconte Marta Higueras, conseillère à l’équité, aux droits sociaux et à l’emploi à la mairie de Madrid. « Ce ne sont pas uniquement des cabanes. Des gens ont des habitations meilleures que la mienne ».

Cette variété des parcours et des conditions de vie fait de la Cañada un problème ambigu, qui ne nécessite pas une solution unique. Pedro Navarrete Tortosa, travailleur social à l’Agence d’habitation sociale réfute le terme de bidonvilles pour désigner ce quartier : « On peut dire que c’est l’implantation d’habitations illégales le plus grand d’Europe, mais ce n’est pas pour autant un bidonville ». Pourtant, on y trouve des cabanes en tôle, des tentes à perte de vue. Devant le parvis de l’Eglise Santo Domingo, se trouve l’atmosphère la plus sordide. Surnommée, la “Plaça de las drogas” (la place de la drogue), l’esplanade abrite le poumon du trafic de stupéfiants madrilène. Repère de gangs, lieu de perdition pour des dizaines d’héroïnomanes, le Secteur 6 de la Cañada est sans doute la plus misérable. Une véritable décharge jonchée de seringues. 

Bidonville ou pas, une chose est sûre : la tâche est ardue. Car parmi les six secteurs qui composent la Cañada, les toxicomanes et les expulsés côtoient les migrants d’Espagne et d’ailleurs. Difficile de savoir exactement combien de familles vivent dans ce bidonville. Les sources officielles se taisent ou se contredisent. Mais avec une estimation de 5 000 habitants donnée par la région, la Cañada apparaît presque aussi dense que le quartier de Sol, l’hyper-centre madrilène. Mais les médias espagnols, eux, évoquent le chiffre de 8 000 habitants. 

A seulement 200 mètres à l’ouest, le bidonville du Gallinero apparaît au détour d’une bretelle de l’autoroute M‑50. Un campement plus précaire, plus sale, qui abrite une centaine de familles principalement d’origines gitane, rom ou roumaine. « C’est un bidonville qui est très contrôlé, très défini », décrit Marta Higueras. Ici pas de toilettes, une seule fontaine d’eau potable, et un raccordement clandestin au réseau électrique. Les enfants jouent au milieu des déchets, des voitures calcinées, des rats et des serpents. Si les grands titres de la presse espagnole parlent de « Tiers Monde », Francisco J. Barroso, journaliste au quotidien El Pais spécialiste du sujet, juge la comparaison maladroite. « Ils n’ont pas accès à tous les services du monde « premier » mais ils vivent dans un développement relatif, nuance-t-il. Les familles ont accès à l’éducation, aux services sociaux. S’ils sont malades, ils peuvent aller à l’hôpital ». Ces services essentiels empêchent la zone de sombrer. 

Panser les plaies

Au Gallinero, la moitié de ses habitants sont mineurs. L’éducation y est primordiale. A 9 heures tapantes, le premier des sept cars scolaires se gare pour récupérer les CP et les emmener dans une primaire de Villa de Vallecas. « Ça nous coûte beaucoup de scolariser ces enfants car on doit affréter des cars scolaires jusqu’au bidonville pour les chercher et les emmener à l’école, explique Marta Higueras. Souvent les parents ne sont pas levés ou ne se sentent pas concernés. Pourtant, intégrer les jeunes c’est primordial pour qu’ils aient une vie différente ». Ce matin-là, « Santa » Raquel, une bénévole de la Croix-Rouge, s’occupe du trajet avec les enfants. Pour les travailleurs sociaux comme Miriam Sanchez et Héctor Fernandez, deux quadragénaires tout deux éducateurs à l’Agence d’habitation sociale de la communauté autonome de Madrid, le départ pour l’école est primordial. Miriam Sanchez explique : « C’est une façon d’impliquer les parents, de créer un moment où parents et enfants sont ensemble ». 

Son boulot à elle, c’est le suivi social. Connaître toutes les familles, leurs histoires – souvent tumultueuses – et les accompagner dans leurs démarches. A partir de 8 heures du matin, Héctor et elle arpentent les allées boueuses des bidonvilles du Gallinero et de la Cañada. Il fait à peine 5 degrés et les femmes s’apprêtent déjà pour les corvées de la journée : aller chercher l’eau à la fontaine à plusieurs centaines de mètres, faire à manger, s’occuper des enfants. Elles portent des sandales ouvertes, parfois sans chaussettes. Les « pieds roumains » sont résistants, aime en rire Héctor. Plus loin, près du feu de camp, une jeune femme de 22 ans à la silhouette longiligne apparaît, les traits tirés. « Elle a déjà six enfants », explique Miriam. « Ici, les traditions sont très importantes ». Miriam finit sa tournée dans un savant mélange de dialectes et de langue des signes : « On parle toujours mi-espagnol mi-roumain ». 

Ici, conduire c’est survivre. Le ballet de taxis qui vont et viennent du Gallinero est incessant. Ils sont là pour amener les habitants dans le centre de Madrid, où beaucoup vont mendier. A la Cañada aussi, apprendre à conduire est un enjeu de taille, surtout pour les femmes. Car là réside tout le paradoxe de ces deux bidonvilles : ils sont proches de tous les moyens de communication : autoroute, voie ferrée. Pourtant, ils restent géographiquement exclus du Madrid moderne. Un enclavement que déplore Samira : « Si je dois aller chez le médecin en urgence et que mon mari n’est pas là pour conduire, je dois marcher le long de la route jusqu’à Madrid. Je n’ai pas le choix ». 

Quelques jours plus tard, Carla Santiago gare à son tour son van dans la Cañada Real. A 46 ans, cette brune charismatique d’origine gitane, est médiatrice sociale pour l’association El Fanal. Elle a eu l’idée d’organiser un petit déjeuner-rencontre pour les femmes du bidonville. Un moment d’échange et de partage qui a pour but d’améliorer la participation du voisinage, mais aussi d’instaurer un dialogue entre les Marocains et les Gitans : deux cultures assez éloignées qui s’entendent parfois difficilement. « Ce sont les femmes qui sont le vrai moteur du changement. Si nous voulons faire changer les choses à la Cañada, il faut impliquer les femmes ». A l’ordre du jour, l’organisation des ateliers de la semaine prochaine : apprentissage de la conduite, cours d’espagnol, techniques de base d’informatique. L’association veut rétablir les liens entre la Cañada et l’extérieur, mais aussi changer l’image de ces habitants, trop souvent stigmatisés. 

Une blessure qui s’infecte

Le Gallinero et la Cañada Real sont deux bidonvilles aux atmosphères bien différentes, mais qui reflètent tout deux, à leur façon, l’incapacité du pouvoir à régler ce problème majeur d’urbanisme, bien spécifique à l’Espagne. Il aura fallu attendre 2011 pour que la mairie et la région de Madrid admettent l’existence de la Cañada et se saisissent de sa croissance alarmante. Les démantèlements des bidonvilles du Salobral et de las Barranquillas, respectivement en 2007 et 2011, ont fait converger plusieurs centaines de personnes vers d’autres noyaux de bidonvilles comme la Canada ou El Gallinero. « Ce bidonville a explosé parce que les familles qui n’étaient pas relogées se sont retrouvées là-bas, explique Thomas Aguilera, chercheur à Sciences Po Paris, spécialisé sur les squats et les bidonvilles.  La communauté autonome de Madrid a tout fait pour étouffer l’affaire. Jusqu’en 2008 – 2010, personne ne savait ce qu’était la Cañada Real. C’était caché. Dans la ville de Madrid, des gens n’en avait jamais entendu parler, alors que c’est à moins de vingt bornes. »

En 2011, la mairie de Madrid, alors dirigée par le maire de droite Alberto Ruiz-Gallardón (PP), a voté la loi de la Cañada. Elle institue une nouvelle taxe, l’IBI, l’Impôt sur les Biens Immobiliers, un équivalent de la taxe foncière, uniquement pour les occupants du nord du bidonville. Là, se trouvent de grandes maisons avec des balcons, jardins, qui servent même parfois de résidence secondaire pour certains propriétaires madrilènes.. La mesure légalise indirectement ces maisons en dur construites sur des terrains publics. « Il y a eu clairement une certaine dualité dans la position de la mairie, admet Francisco J. Guerrero, architecte bénévole pour l’association Architecture Sans Frontières, impliquée dans l’amélioration des conditions de vie du Secteur 5 de la Cañada. D’un côté, on les considère comme illégaux. De l’autre, on leur fait payer des impôts ». Les associations et les autorités régionales considèrent cette position comme intenable, voire immorale. Fernando Olmos, travailleur social pour l’Agence d’habitation sociale, assène : « On ne peut pas faire payer des gens pour des habitations qu’ils ne peuvent pas posséder légalement ». 

En décembre 2015, la maire de la capitale, Manuela Carmena, a annoncé un plan choc de nettoyage du bidonville El Gallinero. La Cañada, elle, n’est pas concernée, car elle est à cheval sur trois communes distinctes : Madrid, Rivas-Vaciamadrid et Coslada. Cette contrainte juridique limite les perspectives de changement. « Le but du plan-choc était de rendre un peu plus digne les conditions de vie des habitants, explique Marta Higueras. Nous avons construit des fontaines d’eau, nous avons aussi nettoyé car ils vivaient dans une montagne d’ordures. Tout n’était qu’ordures ».

A écouter Miriam Sanchez, ce plan « choc » ne correspond pas aux besoins du site. « Pour moi c’est de la communication. Il faut inclure les habitants dans ce processus de nettoyage. » Responsabiliser les familles et éviter à tout prix ce regard misérabiliste et cette tentation d’assister, c’est là tout l’enjeu pour cette éducatrice, qui a passé plus de quinze ans sur le terrain. « Ces familles-là, elles ont un plan de vie, elles savent où elles vont, raconte-t-elle. Certaines restent, d’autre partent ailleurs pendant un an ou deux et ensuite reviennent au Gallinero ». Simona par exemple, a passé un an en France avant de revenir à Madrid, au Gallinero. Au gré des expulsions, ces familles transitent en Europe de ville en ville au fil des années. Certains des habitants ont même vécu à Saint-Denis, au Bourget, à la Courneuve et balbutient quelques mots de français. 

A Madrid, le mille-feuilles de compétences juridiques ralentit le processus politique. Si ce sont les municipalités qui détiennent les compétences pour agir sur les bidonvilles, c’est en fait la région qui exécute ces demandes, car elle est la seule à détenir les moyens humains et techniques. Le coût, quant à lui, est divisé par deux entre la mairie et la région. Au retour de sa tournée, Héctor et Miriam avouent que leur travail est parfois épuisant moralement, tant les changements sont lents à voir le jour. Mais sur le chemin, Héctor croise un jeune homme de 22 ans, né à la Cañada. Il l’a connu tout petit et ne l’avait pas revu depuis des années. « Grâce à moi, il a obtenu son permis de conduire, il travaille. » Une petite victoire, dans un océan d’impuissance.

Suivez Barbara Marty sur Twitter : @barb_marty