Podemos et la mémoire du franquisme, l’impossible révolution

Podemos et la mémoire du franquisme
L’impossible révolution
Pour Podemos, la mémoire du franquisme est responsable de nombreux maux de l’Espagne. Malgré une loi sur la mémoire votée par la gauche en 2007, la dictature demeure une blessure ouverte. Mais le changement concret semble impossible.
Par Sébastien Bossi Croci
Enquête : Sébastien Bossi Croci et Marine Gibert
A Madrid et Valle de Los Caidos
Jeudi 3 mars 2016

Sur l’immense parvis souffle un vent glacial. Les nuées de neige qu’il transporte fouettent le visage des quelques courageux à avoir bravé la tempête hivernale. Une dame, le dos voûté et le pas lent, monte prudemment des escaliers rendus difficilement praticables par le blizzard. Elle s’engouffre dans la montagne. A l’intérieur, une basilique longue comme deux terrains de foot. La dame ne prête attention ni aux statues ni aux tapisseries. Elle avance d’un rythme régulier, comme guidée par les chants de la messe. A la fin de l’office, elle contourne l’autel et s’arrête devant une dalle, plus claire et plus grande que toutes les autres. Elle s’y recueille un instant, se signe, puis d’un doigt caresse les lettres gravées : « Francisco Franco ». Deux mots, rien de plus. La stèle est sobre : pas de date. Rien n’indique que ci-gît El Caudillo, le dictateur qui a dirigé l’Espagne entre 1939 et 1975.

En 2016, l’Espagne n’a toujours pas fait le deuil du franquisme. Il reste des symboles de la dictature dans nombre de lieux publics. Des familles des victimes des républicains n’ont pu recouvrer les dépouilles de leurs défunts, enterrés dans d’immenses fosses communes. Les réparations financières sont marginales, et du fait d’une loi d’amnistie votée en 1977, les responsables du régime franquistes ne peuvent être jugés.

Pour Podemos, la mémoire du franquisme est une priorité. Selon les cadres du parti, elle cristallise les problématiques du pays : les inégalités, une large classe moyenne, et même le machisme ordinaire. Le mouvement veut libérer la parole et les consciences. C’est le seul moyen de faire le deuil d’une période qui touche toujours chaque citoyen, mais le défi est insurmontable.

Franco
Franco

« La loi de 2007 est une perpétuation du franquisme »

En 2007, le gouvernement PSOE de Zapatero a voté la première loi sur la mémoire historique. Elle s’articule sur trois axes principaux : la reconnaissance des victimes du franquisme et de la guerre civile, le retrait des symboles franquistes des lieux publics et l’ouverture des fosses communes si les communautés autonomes en établissent les modalités légales et budgétaires.

Aucune force politique ne se retrouve dans la loi. Maladroite voire inutile pour la droite, insuffisante pour la gauche. Et pour Podemos, c’est pire. Juan Carlos Monedero, le principal penseur du mouvement, le reconnait : la loi de Zapatero a été un pas symbolique, mais sur les trois axes principaux, elle n’a proposé aucune mesure concrète. Il dit : « C’est une perpétuation du franquisme  ».

Le discours est radical, les actes, beaucoup moins. Dans le programme national et dans les locaux, Podemos ne promet rien de plus que la loi de 2007. Aucun détail n’est donné. C’est un chantier impossible.

Dans les rues de Madrid, les symboles de la dictature narguent les victimes. « Chaque jour, vitupère Emilio Silva, président de l’association pour la mémoire historique, et proche de Podemos, le roi passe devant l’arc de la victoire pour se rendre au palais. Il n’a jamais rien fait pour le changer. » Le monument a été érigé par Franco en 1956 en l’honneur de son triomphe lors de la guerre civile en 1939 au prix de 400 000 morts. A quelques kilomètres, le palais du Pardo accueille les dirigeants internationaux en visite officielle. A  l’intérieur, la suite qu’ils occupent est voisine des quartiers où le dictateur a vécu.

« Zapatero et Rajoy sont des fils à papa franquistes »

L’administration de Manuela Carmena a commis plusieurs erreurs en voulant appliquer la loi de Zapatero. Début 2016, elle a ordonné le retrait de plaques d’hommage à des frères carmélites d’un cimetière privé. Le retrait a eu lieu dans la nuit, selon la procédure habituellement utilisée par l’administration municipale. « Cette erreur montre leur méconnaissance des mécanismes légaux, dénonce Pedro Corral, élu PP à la mairie de Madrid et spécialiste de ces questions dans son parti. La loi de 2007 autorise le retrait des symboles franquistes, mais seulement dans les lieux publics. Là, c’était dans un cimetière privé. »  Lucila Alarcon, directrice de la communication de la mairie, s’en explique : « On a suivi le processus habituel, mais on ignorait que celui-ci ne pouvait s’appliquer au franquisme ».

La société actuelle porte toujours les marqueurs de la dictature. Aujourd’hui, les plus aisées sont souvent ceux qui l’étaient sous Franco. « Le franquisme a permis l’émergence d’une caste bourgeoise, dont sont issus le PP et le PSOE, s’énerve Emilio Silva. Les politiques, les chefs d’entreprise, comme Florentino Perez, le président du Real Madrid, qui a bâti sa fortune dans les travaux publics, ils n’ont jamais pris de mesures pour véritablement désavouer le franquisme. Ç’aurait été sacrifier leurs privilèges. S’ils ont pu étudier, posséder des terres, s’enrichir, c’était grâce au régime franquiste.  Et ça a continué depuis lors. Rajoy et Zapatero, les deux précédents premiers ministres, ne valent pas mieux. Ce sont des fils à papa franquistes. »

Zapatero
Rajoy

La question de la mémoire historique divise profondément l’Espagne. Tous les politiques et universitaires interrogés répètent la même formule : « Franco est mort dans sa chambre. L’Espagne s’est couchée dans une dictature et réveillée en transition démocratique ». A l’époque, juger les responsables du franquisme aurait empêché le changement de régime.

L’affaire Garzon illustre la difficulté d’avancer sur le franquisme. En 2008, le juge Baltazar Garzon décide d’enquêter sur les crimes franquistes. L’enquête qu’il mène à la demande des familles de victimes va à l’encontre de la loi d’amnistie de 1977. Figure de la justice espagnole, responsable de l’enquête à l’encontre du dictateur chilien Pinochet, il a aussi largement contribué à la chute d’ETA, l’organisation terroriste basque. Il jouit d’un prestige immense, dans son pays et à l’étranger. Pourtant, la Phalange, un groupe fascisant héritier du franquisme, et deux autres organisations d’extrême droite portent plainte. Le soutien des intellectuels, des syndicats et d’une partie de l’opinion publique ne suffisent pas à protéger Garzon. Il est condamné en 2012 à onze ans de suspension de la magistrature par la cour suprême espagnole, la plus haute juridiction du pays.

« Je paie la tombe de celui qui a tué mon grand-père »

Le grand-père de Thelma,  étudiante en lettres hispano-belge de 24 ans, a été tué pendant la dictature. Quarante ans après la transition démocratique, son corps n’a pas été retrouvé, et il n’a jamais eu droit à une tombe digne. « On dit beaucoup à la télé que le franquisme était une dictature. L’opinion publique pense différemment. Beaucoup continuent à croire que c’était la belle époque. A l’université, la Phalange défile à chaque anniversaire de la mort de Franco. La situation est assez horrible. C’est comme si on n’avait pas de voix. »

«  Je paie mes impôts en Espagne, dit Emilio Silva, de l’association pour la mémoire historique, et une partie va aux monuments nationaux. Donc moi, descendant d’une victime du franquisme, suis forcé de payer pour la tombe de celui qui a tué mon grand-père.  » Le patrimoine national est chargé de l’entretien et de la mise en valeur des monuments nationaux. Parmi eux, se trouventle Pardo, l’ex-résidence de Franco et la valle de los Caidos, le monument aux morts de la guerre civile. Franco et Primo de Rivera, le chef de la Phalange, y sont enterrés.

Les nostalgiques viennent se recueillir sur place. Beaucoup d’autres – le monument accueille 450 000 visiteurs par an – sont des touristes curieux de voir un édifice grandiose. « Il symbolise la réconciliation de l’Espagne, explique un des frères qui a été chargé de l’enterrement du dictateur. Franco voulait qu’il soit érigé en hommage aux victimes franquistes et républicaines. »

A l’intérieur de la basilique pourtant, aucune plaque informative ne parle de la dictature. Dans les livres édités par les monuments historiques, la dictature est qualifiée de « période difficile ». Devant la stèle en l’honneur de Franco, la dame qui s’y recueille est rejointe par des curieux. Ils sortent leur appareil photo pour photographier la scène. Aussitôt une employée s’avance et leur rappelle : « photographies interdites ».