Participation citoyenne : intentions digitales, déceptions réelles

Participation citoyenne :
intentions digitales, déceptions réelles

La mairie de Madrid a lancé en septembre DecideMadrid, un site web de participation citoyenne qui permet aux Madrilènes de prendre part aux décisions de la municipalité. Cette initiative, pierre angulaire du programme électoral de la coalition de gauche ¡Ahora Madrid!, à la tête de la ville, ne connaît pourtant qu’un succès relatif. 

Par Valeria Dragoni
Enquête de Valeria Dragoni et Hélène Dauschy
à Madrid
Vendredi 4 mars 2016

Coiffé d’un béret, les mains enfoncées dans les poches de son baggy, Raimond Garcia déambule avec nonchalance dans les couloirs du tout nouveau service « Participation citoyenne, transparence et gouvernement ouvert  » de la municipalité de Madrid. Ce développeur web a rapidement pris ses marques au pôle numérique, où il travaille depuis six mois. « L’hôtel de ville m’a appelé en plein mois de juillet et m’a dit de ramener rapidement mes fesses à Madrid  », fanfaronne Raimond. Ce trentenaire a quitté sa Majorque natale sans hésiter « Carmena [la maire de Madrid] m’a dit que la cyber-révolution allait se passer à Madrid, alors je suis venu par le premier avion avec ma bande de ‘‘cool motherfuckers !’’ », sourit- il.
L’expression désigne Enrique, Juanjo et Alberto, eux aussi programmeurs. La troupe a été appelée en urgence l’été dernier par la nouvelle maire, Manuela Carmena, pour concrétiser l’une des promesses de campagne de coalition de gauche ¡Ahora Madrid ! : créer les outils digitaux nécessaires au développement de la participation citoyenne.
Avec ses acolytes, Raimond a d’abord réalisé la plateforme web du site de démocratie directe de la municipalité, DecideMadrid.  Un petit challenge bouclé en un mois. « Ça a été un sacré travail… mais c’est comme ça qu’on va faire bouger les choses dans cette ville », résume fièrement le codeur.

L’équipe à l’origine de DecideMadrid (de gauche à droite): Juanjo Bazàn, Enrique Garcia, Raimond Garcia, Alberto Garcia / Crédits photo Hélène Dauschy

Conçue à partir de Ruby, un langage de code libre de droit et ouvert aux modifications, la plateforme DecideMadrid a pour objectif d’être une agora virtuelle innovante, un «  véritable espace de collaboration démocratique pour les trois millions de Madrilènes  », détaille Raimond. Le site se compose de quatre rubriques à travers lesquelles les utilisateurs peuvent proposer des idées, lancer des débats, répondre à d’autres, participer à des consultations mises en ligne par la mairie, et, depuis peu, prendre part aux budgets participatifs de Madrid.

Si les outils numériques mis en place par ¡Ahora Madrid ! sont à la pointe, la participation, elle, est à la traîne. Pour l’heure, seuls 3,2 % des Madrilènes se sont pris au jeu. Sur les 2,5 millions de citoyens âgés de plus de 16 ans ciblés par la municipalité, entre 80 000 et 90 000 personnes ont créé leur compte utilisateur. “C’est un chiffre relativement bas”, admet Miguel Arana, directeur de la participation citoyenne à la mairie. Et encore, sur cette fourchette, seuls 3 000 d’entre eux seraient des utilisateurs « actifs », selon une récente étude réalisée par les collectifs de chercheurs espagnols indépendants DemIC et D‑CENT. Quant à la  proposition citoyenne la plus populaire du site, elle ne recueille que 25 % de voix, soit 14 000 votes sur les 53 000 nécessaires pour qu’elle soit étudiée par la mairie. Le chiffre correspond à 2 % du total de la population en âge de voter.

DecideMadrid, la démocratie directe rêvée

Malgré tout, à la mairie, on reste positif. « Qui a vu une révolution se faire en un jour ? », ironise Miguel Arana, le directeur de la participation citoyenne. Sous une photographie représentant la foule massée à Puerta del Sol un soir de mai 2011, ce trentenaire aux cheveux rasés et aux yeux pétillants se refuse à tout pessimisme. « C’est Manuela qui a inséré la participation citoyenne dans son programme électoral, en mars dernier, se souvient-il, sourire aux lèvres. Les Madrilènes ont été complètement enthousiasmés par l’idée. La concrétisation de ce projet via DecideMadrid est un rêve de démocratie directe qui devient réalité ». Les chiffres récoltés depuis septembre confortent Miguel dans cette idée :

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Propositions citoyennes
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Débats lancés
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Commentaires

Des résultats dûs à la « facilité du site », estime le directeur de la participation citoyenne. Pour devenir un cyber-citoyen, voter ou soumettre aux autres internautes une proposition, il suffit de se connecter sur la page web decidemadrid.es et de créer son compte utilisateur. Afin de protéger les données personnelles des usagers et d’éviter l’usurpation d’identité, Miguel a fait en sorte d’envoyer les codes d’accès au site par courrier ou courriel aux citoyens. Il mise également sur un logiciel de haute sécurité pour détecter toute faille.

DecideMadrid n’aurait pas vu le jour sans le mouvement des Indignés de 2011. Miguel Arana et Pablo Soto, élu Podemos  et conseiller à la participation citoyenne,  ont été marqués par l’élan social du 15‑M et par l’idée que le numérique peut servir la démocratie directe.

« On a vu émerger toute une série de plateformes numériques où les gens pouvaient débattre et voter, rappelle Pablo Soto. Mais à l’époque, rien ne s’était concrétisé  ». DecideMadrid incarne la croyance des deux hommes en la démocratie par le nombre et l’intelligence collective. « Plus les gens participent, plus la qualité des questions sera bonne. Si un groupe de dix personnes propose une idée, elle ne pourra jamais être aussi bonne que si 12 000 personnes en discutent ensemble », assure Pablo Soto.

Des ateliers de cyber-démocratie peu populaires

L’échange et la discussion entre citoyens, c’est bien ce que comptent également favoriser les ateliers de cyber-démocratie ouverts par la mairie. Dès octobre 2015 et dans la continuité de DecideMadrid, la mairie a lancé l’atelier de code et de programmation web #CodingMadrid. L’objectif : travailler en groupe à la création de nouvelles fonctionnalités qui viendront émailler le site web DecideMadrid. Organisé chaque deuxième jeudi du mois dans les locaux du Medialab Prado, un centre de « culture digitale » municipal situé à deux pas du fameux musée, l’atelier vise à favoriser le développement de la participation citoyenne, à partir de la rencontre entre codeurs initiés et novices. Raimond Garcia est l’animateur de ces ateliers. Il est ravi que la mairie ait soutenu cette initiative mais reste un peu déçu par la faible fréquentation. « On doit avoir entre 30 et 40 personnes par session, murmure le codeur. C’est vrai qu’on s’attendait à un peu plus de mobilisation, mais ça va bientôt se développer ».

Groupe de travail au Medialab Prado / Crédits : Hélène Dauschy

Au Medialab Prado, peu de gens sont au courant des projets d’ateliers de participation citoyenne digitale imaginés par la mairie ¡Ahora Madrid !. Le directeur de ce centre de “production citoyenne”, Marcos Garcia, reconnaît que les projets réalisés avec la municipalité tardent à voir le jour. «  On est en train d’en discuter avec l’équipe de Miguel [Arana] et Pablo [Soto], annonce-t-il, sans conviction. Je pense que les futurs ateliers seront mis en place au mois de septembre ou octobre 2016… ».

« CodingMadrid pour l’instant c’est surtout un lieu de rendez-vous pour des programmeurs qui souhaitent se perfectionner sur Ruby, ou des employés de la mairie désireux d’apprendre à coder, confie Raimond. Le concept de “participation citoyenne” est un enjeu secondaire. »

Une participation partiale

L’enthousiasme de Miguel Arana, le directeur de la participation citoyenne, en a pris un coup. « On s’attendait à une véritable explosion quand on lancé le site en septembre. On s’est vite rendu compte que les gens ne réagissaient pas comme on l’aurait cru. »
En décembre, la mairie a organisé un colloque pour trouver les origines de cette désaffection. Le collectif de chercheurs Agora Voting, consulté par la mairie, a son idée sur les causes de cette faible participation. “Leur problème a été celui de faire face à une campagne publicitaire insuffisante ou inadaptée, résume David Ruescas, développeur web indépendant qui a participé à l’évènement. C’est une idée excellente, mais les gens ne se sont pas sentis concernés par ce projet”.

Miguel Arana a compris la leçon.  Il entend désormais “bombarder” les réseaux sociaux avec des publicités, pour faire de DecideMadrid une plateforme réellement participative. “Si des jeunes qui sont sur Facebook ou Twitter tombent sur notre pub, ils vont en parler à leurs parents, à leurs amis, ça aura un effet boule de neige et encore plus de gens vont s’inscrire sur le site.”

Cela ne règlera pas tout. L’ergonomie du site ne favorise pas l’émergence des idées nouvelles d’après David Ruescas.

David craint surtout que certains Madrilènes conçoivent DecideMadrid et les autres initiatives prises par la mairie comme une simple mode. “Le peu d’engouement suscité par le site web pose une question d’ordre philosophique. J’ai bien peur que les Madrilènes ne soient pas prêts à concevoir la participation citoyenne autrement que comme une tendance, un gadget de ¡Ahora Madrid !. L’exercice de la démocratie, c’est encore très récent pour les Espagnols.