Regarde le PSOE tomber

Regarde le PSOE tomber

La vraie ambition de Podemos : dépasser le Parti socialiste et devenir le premier parti de gauche en Espagne. 

A l’issue des élections législatives du 20 décembre 2015, Podemos et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) ont échoué à former une coalition gouvernementale, après des semaines de négociations en trompe-l’oeil. Car les deux partis se livrent bien une lutte acharnée pour l’hégémonie à gauche.

Par Hadrien Mathoux
Enquête d’Hadrien Mathoux et Bartolomé Simon
à Madrid
vendredi 4 mars 2016

« Quand tout va mal, le PSOE réussit à faire de pire en pire. L’accord avec Ciudadanos est une boulette intersidérale. » La formule est lapidaire, violente, cruelle. L’homme qui parle s’appelle Fermin Bouza, il est professeur de sociologie à l’Universidad Complutense de Madrid, dans la faculté qui abrite les têtes pensantes de Podemos. Engagé à gauche, le chercheur condamne fermement les choix du PSOE, le principal parti de centre-gauche, qui a eu le pouvoir en Espagne pendant 21 ans depuis la transition démocratique de 1978.

Fermin Bouza, professeur à l’université Complutense. Photo Bartolomé Simon

Aux élections législatives de décembre dernier, les socialistes espagnols ont obtenu un score historiquement faible, en conquérant seulement 90 sièges au Congrès des députés, alors que 176 sont nécessaires pour gouverner. Mais le PSOE avait l’opportunité de négocier avec Podemos, la nouvelle formation de gauche radicale qui a emporté 69 places dans l’hémicycle, pour arracher un gouvernement de coalition progressiste. Pendant des semaines, les discussions ont patiné, jusqu’au point de non-retour : le 24 février, Podemos a annoncé qu’il rompait les négociations avec le PSOE. En cause, l’annonce d’un pacte entre Pedro Sanchez, leader des socialistes, et Albert Rivera, le dirigeant de Ciudadanos. Ce nouveau parti promet, comme Podemos, de dépoussiérer la politique espagnole, mais penche clairement à droite sur le plan économique et social.

La consternation domine chez les partisans de Podemos. « L’alliance avec Ciudadanos ne me surprend pas », soupire Jorge*, militant de 61 ans. «  Tous les libéraux du PSOE vont être contents… ». Jorge Castano, conseiller municipal ¡Ahora Madrid ! – la coalition municipale élue en 2015 avec le soutien de Podemos –, regrette l’absence d’accord entre les deux formations de gauche : «  Il est indispensable de s’allier avec le PSOE. Même si Podemos le décrit comme le ‘parti de la caste’, la politique est faite de contradictions et le gouvernement PSOE-Ciudadanos va être très dur pour le peuple espagnol. »

Jorge Castano, conseiller municipal ¡AhoraMadrid! Photo Bartolomé Simon

« Le PSOE est un vieux parti avec de vieilles idées »

Cette résignation est le signe du discrédit du PSOE chez les soutiens de Podemos. Pourtant, il n’y avait pas de fatalité : avant de militer au parti violet, Jorge était un fidèle sympathisant du parti de centre-gauche. «  Je suis un social-démocrate, affirme-t-il avec aplomb. Mais avec la corruption, le PSOE est devenu un vrai merdier. » Patricia, militante de Ganemos Madrid, une plate-forme électorale associée à Podemos, se montre plus radicale : « Le PSOE est un vieux parti, avec de vieilles idées. »

Pourtant, à la mairie de Madrid, Podemos et PSOE cohabitent dans une coalition plutôt apaisée et productive, tout le contraire de la tension rencontrée à l’échelle nationale. « Les deux partis ont des stratégies totalement différentes, explique Félix Ortega, sociologue lui aussi professeur à la Complutense. Podemos cherche à remplacer le PSOE comme parti hégémonique à gauche, et fait tout son possible pour ne pas conclure d’accord avec lui. » Le PSOE est lui guidé par la peur : « C’est précisément parce qu’il se sent menacé par Podemos qu’il ira plus facilement trouver un accord avec Ciudadanos, même s’il doit aller sur sa droite. »

Ce curieux jeu de dupes s’est installé au cœur de la politique espagnole, habituée aux confortables majorités absolues d’un bipartisme ininterrompu depuis la transition démocratique de 1978 – Le Parti Populaire (PP, droite) et le PSOE se sont partagés le pouvoir pendant toute la période. En grand amateur de manœuvres politiques machiavéliennes, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, même s’il ne le dit pas, met en place une tactique subtile : tenter de provoquer de nouvelles élections en faisant échouer les négociations… Mais en ayant donné l’impression au peuple espagnol qu’il a cherché à passer un accord avec le PSOE. L’universitaire au catogan aura multiplié les propositions difficiles à accepter par Pedro Sanchez, en exigeant par exemple la vice-présidence d’un gouvernement dans lequel tous les postes régaliens auraient été confiés à des ministres Podemos. Iglesias a mené sa barque avec habileté, en égarant le PSOE dans une impasse. « Podemos va vivre des mois sur l’idée que le PSOE a échoué à former un gouvernement de gauche, et en profiter pour glaner des voix », abonde le politologue Fermin Bouza. Le plan d’Iglesias fonctionne pour l’instant à merveille : l’investiture du gouvernement PSOE-Ciudadanos a lourdement échoué, 219 députés ayant voté contre au Congrès le 2 mars. Si les négociations avec Podemos ne reprennent pas, de nouvelles élections devraient avoir lieu.

PSOE et Podemos, ennemis ou alliés ?

Tout ceci ne ressemble pas à des manœuvres d’alliés, entre deux partis qui avaient l’opportunité de chasser la droite du pouvoir. Sans doute parce qu’en réalité, PSOE et Podemos sont deux ennemis, obligés de faire semblant de se serrer la main. Jorge Castano a sa petite idée sur les visées de ses collègues de Podemos : « Ils rêvent de remplacer le PSOE, c’est le plan depuis le début. » Même le langage de l’universitaire Félix Ortega évite les circonvolutions : « Podemos souhaite phagocyter le PSOE. Le PSOE tente d’éviter Podemos pour ne pas se faire avaler tout cru… ». Il ne peut y avoir qu’un parti pour dominer la gauche en Espagne.

Le mot « ennemi » est cependant trop fort pour le professeur Ortega, qui les considère comme « des adversaires difficilement réconciliables ». Mais la différence de culture entre les deux partis saute aux yeux. Aux cercles Podemos, les assemblées citoyennes organisées par le parti, c’est une foule hétéroclite, populaire et de tous âges qui se presse pour discuter. Au PSOE, nous n’avons trouvé trace d’aucun débat entre militants pendant les dix jours passés à Madrid. La seule discussion s’est tenue entre parlementaires, en costume cravate et après avoir passé un portique de sécurité. Le PSOE promène les atours du parti traditionnel, hiérarchique… et gangrené par les scandales de corruption, comme l’affaire des ERE en Andalousie. Jorge tonne sa colère contre les socialistes : « La démocratie interne au PSOE est très pauvre, et une bonne partie des dirigeants du PSOE fait partie de ‘la caste’, ils sont trop proches du Ibex 25 (le CAC 40 espagnol, ndlr). »

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Une manifestation Podemos à Madrid. Photo Dani Gago

A l’inverse, les nouveaux venus de Podemos ont réussi à installer leurs thèmes aux cœurs des débats : transparence, remise en cause radicale de l’austérité et justice sociale. Ce détonnant mélange est aussi une manière de jeter un rayon de lumière sur la poussière accumulée dans les étagères du PSOE. Dans son programme de coalition avec Ciudadanos, le parti socialiste promet d’impulser « un nouveau modèle de croissance inclusive, respectant le développement durable, et fondé sur la productivité, la stabilité budgétaire, ainsi qu’un système fiscal juste et efficace ». On est loin des envolées lyriques et ambitieuses du projet de Podemos. « Le PSOE est composé de gens qui pensent à droite, avance Fermin Bouza. Des gens qui aiment l’ordre, qui n’ont pas forcément lutté contre le franquisme, qui ont une idéologie plus modérée que la gauche classique.  » Fermin a savouré le contraste cruel entre le style policé des parlementaires du PSOE, et l’allure décontractée des néophytes de Podemos qui ont débarqué au Congrès avec dreadlocks et tee-shirts.

Au Congrès, costumes cravates d’un côté, catogan et dreadlocks de l’autre. Photo Dani Gago

Le trait est cruel, et bien sûr à nuancer : le PSOE se modernise, et est loin d’être aussi touché par la corruption que le Parti Populaire. Podemos n’est pas non plus le havre de démocratie participative que certains militants décrivent. Patricia a décidé de ne pas adhérer au mouvement car « le mode de décision est trop vertical et hiérarchique ». Dans son livre Podemos, de l’indignation aux élections, la sociologue Héloïse Nez explique que Podemos a fait le choix d’une organisation ouvertement pyramidale lors de l’assemblée de Vistalegre, en octobre 2014. En mettant en place une hiérarchie centrée autour du leader Pablo Iglesias, Podemos a fait un pas vers le succès électoral… Tout en risquant de se normaliser, et de ressembler à ceux qu’il veut combattre.

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Les symboles de la gauche abandonnés

Le parti violet a surtout désarçonné le PSOE, en lui proposant une rivalité éloignée des cadres traditionnels. Habitués à l’opposition bruyante, irréductible, mais finalement si peu dangereuse des communistes d’Izquierda Unida, les socialistes doivent désormais composer avec un parti radical… mais déterminé à gagner, et à utiliser tous les moyens pour le faire. Pour commencer, Pablo Iglesias et ses amis universitaires, les têtes pensantes de Podemos, ont fait un pari audacieux : celui d’abandonner totalement les «  références et les symboles utilisés traditionnellement par la gauche », explique Héloïse Nez. Il faut entendre Pablo Iglesias, pourtant biberonné au marxisme, fustiger dans Pùblico le « typique gauchiste triste, ennuyeux, amer, » et achever cette image d’Épinal du militant anticapitaliste dans une conférence à Valladolid le 14 février 2014 : « C’est comme ça que l’ennemi nous veut : petits, parlant un langage que personne ne comprend, minoritaires, réfugiés derrière nos symboles habituels.  »

Pablo Iglesias. Photo Dani Gago

La principale rupture initiée par Podemos consiste à laisser tomber la gauche et la droite, pour leur substituer un nouveau clivage : le « peuple » doit se battre pour ses intérêts face à « l’élite ». Une manière habile d’éviter le procès en extrême-gauchisme intenté par les cadres du PSOE, rejetés dans la « caste » honnie. Les socialistes sont désarçonnés face à ce discours. Un précédent récent peut les effrayer : l’exemple du PASOK, le parti de centre-gauche grec, totalement coulé par l’alternative radicale de Syriza. Aux dernières législatives en Grèce, le PASOK, qui a gouverné le pays pendant près de quinze années sur les vingt dernières, a obtenu un misérable score de 6,3 %.

En décembre dernier, le PSOE, qui bénéficiait a priori d’un contexte favorable, a réalisé le pire score de son histoire. Il a perdu 20 députés par rapport aux élections de 2011, déjà très médiocres, alors que le pays sort de quatre ans de gouvernement conservateur, marqués par une austérité sévère et un contexte économique sinistré (20,8 % de chômage, 46 % chez les jeunes, source Eurostat). Et pour cause : les socialistes et Podemos jouent sur le même terrain… « Le point commun entre Podemos et PSOE, c’est clairement leur électorat, analyse Félix Ortega. Podemos a aspiré une partie de l’électorat traditionnel des socialistes. »

Comme le PASOK, le PSOE a soutenu des mesures de restrictions budgétaires, et des coupes massives dans les aides sociales lorsqu’il était au pouvoir sous le Premier ministre José Luis Zapatero entre 2004 et 2011. Comme Syriza, Podemos est arrivé avec un message radical en 2014, et a connu une percée fulgurante dès les premiers scrutins. Aux mêmes causes, les mêmes effets ? C’est une mécanique qui a l’air de faire trembler les jambes des socialistes. « Le PSOE a très peur et en perd la raison, expose Fermin Bouza. C’est un parti qui n’a pas impulsé de politique de gauche, mais qui se revendique seulement de la gauche  ». Podemos ne trompe personne, même s’il ne le dit pas : son programme est bien plus à gauche que celui du PSOE. Et ses militants semblent, pour beaucoup, fâchés avec un PSOE qui les a déçus à force de compromissions et de corruption.

Attention tout de même : les électeurs de Podemos ne sont pas la chasse gardée de Pablo Iglesias. Les études du Centro de Investigaciones Sociológicas montrent que les soutiens du parti violet se considèrent comme moins à gauche que la formation qu’ils soutiennent. En somme, ils seraient plus proches des idées modérées des social-démocrates… Une lueur d’espoir pour le PSOE, peut-être. En attendant, les militants de Podemos se délectent de la situation : «  Au PSOE, ils ont peur de Podemos, rigole Jorge. Mes amis socialistes sont effrayés, et indignés, ils me disent : ‘C’est qui, ces types ? Ils vont nous voler notre place !’ Je leur réponds qu’ils se sont trop endormis sur leurs lauriers. » Les dirigeants ont voulu sauver les apparences pendant les négociations, mais vieux briscards et jeunes ambitieux de la gauche espagnole apparaissent désormais irréconciliables.

* Les militants interrogés n’ont pas souhaité nous donner leur nom de famille.