Les cercles ne veulent plus tourner en rond

Les cercles ne veulent plus tourner en rond 

Symboliques du renouveau politique porté par Podemos, les cercles, ces assemblées populaires où se réunissent les militants Podemos d’un quartier pour débattre, sont de plus en plus marginalisés, depuis que les ambitions nationales du parti se dessinent.

Par Hugo Monier
Enquête de David Caldas et Hugo Monier
A Madrid
Vendredi 4 mars 2016

« Zéro !  » La réaction est immédiate. Elle vient d’une militante de Podemos et répond à une question sur le poids des « cercles » au sein du parti créé en 2014. La scène a lieu le mardi 23 février au soir, lors d’une réunion du cercle de Chamartin, dans le nord de Madrid. L’intervention est tempérée par ses camarades, qui confirment les difficultés rencontrées par les cercles. Mais ils affirment qu’ils jouent toujours un rôle. Elle traduit le malaise vécu aujourd’hui par les cercles citoyens, encore récemment essentiels au sein du jeune parti espagnol. Alors que Podemos se rapproche du pouvoir national (20 % aux dernières élections générales de décembre), sa base s’inquiète d’une transformation du parti.

Le cercle Podemos de Chamartin dans le nord de Madrid

Il faut revenir à l’origine de Podemos pour comprendre cette crise interne. Les cercles citoyens sont les fondations historiques du parti, des rassemblements de militants pour discuter et débattre aussi bien de problèmes locaux que d’enjeux plus globaux. Cette organisation est héritée du mouvement du Indignés, appelé « 15‑M » en référence au 15 mai 2011 : ce jour-là, des milliers de manifestants ont envahi la place centrale de Madrid pour crier leur ras le bol. Des cercles plus réduits sont apparus, sur des sujets précis (droit des femmes, immigration, endettement, partage des richesses, …) : les círculos. Podemos, créé en janvier 2014 pour « transformer l’indignation en changement politique » selon son fondateur Pablo Iglesias, a repris à son compte ce système de micro-assemblées. Ils ont fleuri dans de nombreuses villes espagnoles, quasi-systématiquement à l’initiative d’habitants. Son logo est une série de cercles.

Toutes les réunions des cercles respectent la même organisation. Il y a un modérateur, un distributeur du temps de parole et un secrétaire. A Chamartin, Enrique, un homme au crâne dégarni et à la barbe blanche, veille ce soir à la tenue des débats. Il déroule l’ordre du jour. Une durée est attribuée à chaque thématique pour éviter que les débats s’éternisent. C’était le principal problème des assemblées lors du mouvement des Indignés. Pas d’applaudissements : une silencieuse agitation des mains signifie l’approbation. Lorsqu’une personne s’éternise, un roulement des mains le rappelle à l’ordre.

« Nous pouvons vous aider » 

Ce soir-là, ils sont un peu moins d’une trentaine à participer, serrés dans les murs jaunes d’une salle du centre culturel Nicolas Salmeron. La plupart des personnes présentes dépasse les quarante ans. Avec la présence d’Isabel Serra, 26 ans et députée régionale Podemos à l’assemblée de la communauté de Madrid, il y a un peu plus de monde que d’habitude.

Après avoir validé le compte-rendu de la précédente réunion, le débat rentre dans le vif du sujet. Les militants critiquent le manque de communication entre leur cercle et le parti. « Nous avons des expériences et des compétences variées, avance Enrique, nous pouvons vous aider  ». Isabel Serra écoute religieusement, acquiesce, note. Elle met en avant la jeunesse du parti et l’inexpérience parlementaire : « A la région, il est difficile de faire bouger les choses parce que le Parti Populaire (ndlr : formation de droite majoritaire au parlement de la région) bloque la plupart des mesures que nous proposons. » La discussion est rythmée par le bruit du clavier de la dactylographe d’un soir, les quelques marmonnements de désaccord et les notes timides du piano d’une salle voisine.

Au tour de Jorge de prendre la parole. Il a 61 ans, est commercial pour une entreprise étrangère, et pointe lui aussi du doigt lui aussi une relation défaillante. « Nous sommes prêts à vous aider, mais dites-nous ce que nous pouvons faire. » Isabel Serra abonde : « Il reste beaucoup de choses à mettre en place. Oui, il faut développer les connexions entre les cercles et le groupe parlementaire. »

Le cercle Podemos du quartier de Chamartin
Isabel Serra Sanchez, députée Podemos au parlement de Madrid

Le tournant de Vistalegre

La frustration de ne pas être écouté marque les cercles. Mario Espinoza, membre de Podemos Ciempozuelos à une trentaine de kilomètres au sud de Madrid, est membre du courant Abriendo Podemos (« En ouvrant, nous pouvons »). Avant les élections, le mouvement militait déjà pour une place plus importante des cercles dans la structure du parti.  « La direction actuelle est autiste, constate-t-il. Beaucoup de cercles ont disparu et dans ceux qui subsistent, la moitié des militants est partie. »

La question du rôle des cercles perturbe la vie interne de Podemos quasiment depuis le début. L’assemblée citoyenne nationale de Vistalegre, en octobre 2014, a tranché en faveur d’une organisation centralisée de parti. L’assemblée, ouverte à tous, devait poser les structures du parti créé dix mois plus tôt. Plusieurs listes se sont présentées, avec chacune un modèle d’organisation. Pablo Iglesias, qui était déjà la figure centrale du parti, a proposé le modèle le plus vertical, avec une participation de la base plus limitée pour atteindre au plus vite des objectifs électoraux, avec les législatives de décembre 2015 dans le viseur. Sa vision a largement remporté ce scrutin interne avec 80 % des voix.

Pour Espinoza, Iglesias a profité de son influence médiatique, bien plus élevée que celle de ses concurrents, pour passer en force. « Il a fait du chantage, explique Espinoza, en mettant sa démission dans la balance. C’était plus un plébiscite sur sa personne qu’un vote. » Le parti s’est alors structuré autour d’un conseil citoyen composé des proches d’Iglesias, présents sur sa liste. Des conseils citoyens régionaux et municipaux ont été mis en place. Une organisation pyramidale plus proche des partis traditionnels.

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17 janvier 2014

Fondation du parti

Mai 2014

Elections européennes (7,87 % des voix)

18 – 19 octobre 2014

Assemblée citoyenne de Vistalegre (Madrid)

Mai 2015

Elections régionales (13,5 % des voix) et municipales (pas de candidatures en nom propre)

Décembre 2015

Elections générales (20,66 % des voix)

« On n’enlève pas l’autre, on la tue » 

Francisco Jurado, collaborateur au sein du groupe parlementaire Podemos en Andalousie explique les conséquences de ce choix dans le livre Podemos : de l’indignation aux élections de la sociologue française Héloise Nez. «  Il y avait une structure informelle très dynamique et on en met une autre par-dessus, très rigide et verticale, analyse-t-il. On n’enlève pas l’autre, mais on la tue. Les cercles, en sentant qu’ils ont de moins en moins de pouvoirs de décisions, sont donc en voie de disparition. »

Luis Alegre Zahonero, professeur de philosophie à l’université de Madrid et membre du conseil citoyen national de Podemos, se défend de vouloir mettre les cercles de côté : « Ils sont essentiels, ce sont les membres les plus actifs de Podemos, une force vive cruciale. Mais en tant que citoyen, je n’ai pas envie qu’on me demande mon avis tous les jours. Ce qui est important, c’est de pouvoir le faire quand c’est nécessaire. » Marion, professeur de français installée en Espagne depuis 2001, est sur la même ligne. Elle participe au cercle Podemos de Lavapiés, dans le centre de Madrid. « Le parti ne peut pas nous consulter sur tout, avance-t-elle, sinon ce serait le bordel. Moi par exemple, je ne me sens pas légitime pour parler de certains sujets politiques ou techniques. Il faut à un moment donné que quelqu’un en haut tranche. Il ne faut pas être démago. »

Luis Alegre Zahonero, membre du conseil national citoyen de Podemos
Marion, au cercle Podemos de Lavapiés

« Les décisions, nous les prenons au cercle Ahora Madrid » 

Jorge, du cercle de Chamartin, souligne que l’ambition nationale a redéfini la fonction des cercles : « Jusqu’aux législatives, nous étions un peu devenus des machines à coller des affiches. Podemos s’est focalisé sur le national et nous n’avons pas fait grand-chose au niveau local. » Pas même une candidature aux élections municipales. Podemos avait fait le choix, à Vistalegre, de ne présenter aucune candidature en son nom propre lors ces élections en mai 2015. Un choix justifié par la jeunesse du parti et de sa structure. Le parti a préféré soutenir des candidatures d’union appelée « confluences ». Dans la capitale, c’est ¡Ahora Madrid ! qui s’est imposé. Pas Podemos. La plate-forme, aujourd’hui au pouvoir, est composée de Podemos, Ganemos (un mouvement citoyen), d’écologistes, d’indépendants ou encore des communistes d’Izquierda Unida. ¡Ahora Madrid ! organise ses propres cercles dans les districts de la capitale.

Pour Jorge, ces cercles sont beaucoup plus proches de l’idéal participatif des Indignés. « Nous ne pouvons pas vraiment prendre de décisions locales au cercle Podemos, explique-t-il, nous les prenons au cercle ¡Ahora Madrid !. » Il ajoute : « Nous n’y allons pas en tant que membres de Podemos, mais en tant qu’individus. »

Une assemblée locale d’¡Ahora Madrid ! a lieu à Chamartin le vendredi suivant. Même heure, même salle. Les cours de batterie ont remplacé le piano. Les mains se lèvent, s’agitent et tournent de la même façon. Mais la différence avec les cercles Podemos apparaît rapidement. ¡Ahora Madrid ! souhaite interdire la circulation des voitures dans un certain nombre de rues de la ville. Pour cela, elle a besoin des votes du parti socialiste espagnol (PSOE) au conseil municipal. Le cercle de Charmartin, comme les autres de Madrid, doit décider à main levée s’il approuve les négociations avec le PSOE.

Nines, ancienne militante de Podemos
Nines, ancienne militante de Podemos

Dans un coin de la salle, Nines attend son tour pour s’exprimer. Ancienne militante à Podemos, elle a 60 ans, les cheveux bruns et le regard vif d’une personne ayant gardé la détermination de ses 20 ans. Elle a quitté le cercle de Chamartin au moment des élections municipales, mais a participé à l’équipe de campagne d’¡Ahora Madrid !. Plusieurs facteurs expliquent son départ : « J’avais l’impression que ce que je faisais ne servait pas à grand-chose. Il y a de très bonnes personnes mais d’autres ne venaient pas pour changer les choses. Juste pour avoir de l’importance dans le quartier. Cela donnait une mauvaise ambiance. » Ce constat est partagé par Hanz, 66 ans. Fervent participant au mouvement du 15‑M, il a immédiatement rejoint Podemos. Puis il a vu, petit à petit, le parti changer et « se rapprocher du fonctionnement des partis traditionnels ». Lui aussi a décidé de le quitter au moment des élections municipales. « Podemos ne changera rien, affirme-t-il, ce sera comme le PSOE. »

L’espoir malgré tout

Malgré leur déception, Hans et Mines croient en l’avenir de leur pays. Si la frustration est le mot le plus régulièrement entendu dans les cercles, ils sont «  plus que jamais  » optimistes, lance même Abraham, 23 ans et étudiant en philosophie. Membre du cercle de Lavapiès depuis deux mois, il partage une partie du diagnostic des déçus, mais pas leur prescription : « Si l’on veut donner plus de poids au cercle, il ne faut pas les quitter mais au contraire participer plus. »

Hanz, ancien militant de Podemos
Hanz, ancien militant de Podemos

Le parti ne reste pas sans réaction face aux inquiétudes des cercles. A Madrid, une assemblée est prévue pour le mois d’avril. Elle doit revoir l’organisation du conseil citoyen de la ville afin de renforcer les liens entre le parti et les cercles, ainsi que la collaboration entre les districts. D’ici là, les cercles vont organiser des rassemblements publics où tout le monde pourra s’exprimer. Les propositions seront discutées, votées et transmises au conseil citoyen. Celui-ci en fera une synthèse, soumise à l’approbation des cercles. Ce sera une réunion « dans la lignée de Vistalegre » à l’échelle de Madrid. Marion la perçoit comme une initiative « refondatrice ».

«  L’important c’est de créer une société civile capable de se défendre, d’avoir des idées et l’envie de participer, précise Rafael, 73 ans, dont une trentaine à Izquierda Unida, et participant au cercle de Chamartin. C’est extrêmement important quand on a connu le franquisme » Luis Alegre Zahonero n’est d’ailleurs pas inquiété par les départs. « Notre objectif principal est d’avoir des citoyens capables de prendre leurs propres décisions, peu importe si c’est dans Podemos ou d’autres formes d’organisation. Podemos a été créé pour pousser le peuple à s’exprimer. »