Les « Don Quichotte » de Podemos

Les « Don Quichotte » de Podemos

À la conquête du monde rural

Les militants Podemos investissent peu à peu le monde rural. Dans leurs villages isolés, ils affrontent le bipartisme, le conservatisme et l’indifférence.

Par David Caldas
Enquête de Hugo Monier et David Caldas
À Madrid, Navalafuente et Bustarviejo
Jeudi 3 mars 2016

Il fait nuit noire. Un vent glacial souffle sur les rues mal éclairées de Navalafuente. Le clocher de l’église San Bartolome retentit. Il est 19 heures. Au pied des montagnes de la Sierra, la bourgade et ses 1 500 âmes s’endorment. Ils sont pourtant plusieurs à entrer dans la maison de Maria Ángeles. De l’extérieur, leur réunion paraît presque clandestine. À l’intérieur, sourires sur les visages, mains sur les épaules, la bise est chaleureuse. « C’est la première fois que nous venons chez moi, indique la propriétaire de 51 ans. Avant, nous allions à la Maison de la jeunesse, un espace dédié aux activités culturelles. Mais depuis le début de l’année, la municipalité nous l’interdit.  »

Ce soir, ils seront sept au total. « Ils », ce sont les membres du cercle Podemos de Navalafuente. Depuis l’automne 2014, une dizaine d’habitants de ce village situé à 60 kilomètres au nord de Madrid se réunit tous les quinze jours pour diffuser les idées du parti. Loin de la capitale, ils accompagnent son ascension et le prolongent dans leur campagne. Ils y affrontent le bipartisme, le conservatisme et l’indifférence, celle de leur propre mouvance. Leur combat n’a rien de naturel pour ce parti à l’électorat essentiellement urbain. Podemos et la ruralité, c’est l’histoire de ces « Don Quichotte » à la tâche souvent ardue, parfois irraisonnée, mais pas impossible.

Ils sont informaticiens, ouvriers ou professeurs d’anglais. Le plus jeune a 36 ans, le plus vieux 57 ; les deux dissertent sur Gramsci et Laclau. Maria Ángeles va et vient entre le salon et la cuisine. Elle dispose sur la table des biscuits salés, et remplit les premières tasses de thé. Pedro choisit ce moment pour prendre la parole. Assis à l’extrémité, tel un chef de famille, il détaille les points qui seront abordés lors des deux prochaines heures. Il sera surtout question de l’accord passé entre le Parti socialiste espagnol (PSOE) et Ciudadanos, centriste, pour former une coalition. Un « désastre » pour Pedro. L’absence de Podemos au gouvernement l’afflige. « Comme pour toute l’Espagne, le parti est la seule alternative crédible pour le monde rural, pense-t-il. Ici, voter conservateur, c’est certes voter pour le Parti populaire (PP), mais c’est aussi soutenir le PSOE.  »

José serre les poings : « Il y a encore cinq ans, Navalafuente n’avait ni collège ni clinique. » Les cheveux noués en catogan, ce trentenaire aux faux airs de Pablo Iglesias estime que les thèmes de Podemos sont particulièrement pertinents à l’échelle de son village : « L’exclusion, le délitement des services publics, mais surtout la caste !  » Tous les membres hochent la tête. Pour eux, malgré les excellents scores enregistrés lors des élections générales du mois de décembre (à Navalafuente, Podemos est arrivé deuxième avec 29 % des voix, derrière le PP à 32 %), « beaucoup de gens n’ont pas intérêt à ce que les choses changent  ».

Les propriétaires terriens, l’autre « caste »

Les termes « caste » et « caciquisme » reviennent sans cesse. Dans l’imaginaire déployé par le parti, ces mots renvoient aux grands circuits financiers, alliés aux responsables politiques pour imposer leur austérité. Cette dialectique est celle du « ceux d’en bas face à ceux d’en haut  ». Or, dans la bouche de ces militants ruraux, la « caste » répond à une autre réalité. Leur marotte : la concentration des terres alentour par quelques familles, qui se comptent « sur les doigts d’une main  ». « Ces personnes utilisent leurs terrains pour élever vaches et moutons, déplore Pedro. Nous pourrions les partager pour développer des cultures écologiques, à base de circuits courts !  »

Pedro est l’âme du cercle. Il en est le fondateur. Crâne rasé, barbe fournie mais taillée, il laisse dépasser quelques tatouages de son tee-shirt. Sa voix douce, presque fluette, contraste avec son corps râblé. Il distribue la parole et fixe l’ordre du jour. Tout le monde l’écoute, lui obéit même. À 43 ans, cet « anarcho-syndicaliste, ancien caillasseur  », qui signe ses textos d’un « Revolución » en majuscules, dit avoir « mûri idéologiquement » : à l’instar des fondateurs de Podemos au niveau national, il considère qu’à Navalafuente, le renversement viendra « en pénétrant les institutions ».

Il s’y attelle en 2010. Cette année-là, il crée une « plate-forme entre voisins » avec une dizaine d’habitants pour promouvoir une politique « de changement ». Le groupe présente une liste citoyenne aux élections municipales de 2011, et récolte 76 voix : Pedro est élu conseiller. Si l’aventure Podemos s’inscrit dans la continuité de ce parcours, lors des élections municipales de 2015, le parti refuse de prêter son image à ces candidats inconnus, sur lesquels ils n’a pas d’emprise. « Je comprends cette décision, explique Pedro. À l’époque, Podemos n’avait qu’un an. L’implantation territoriale nécessite beaucoup de temps. Il ne pouvait risquer d’accorder son étiquette à des candidats dont la fiabilité n’était pas prouvée.  » Peu importe : en l’espace de quatre ans, la plate-forme voit ses électeurs doubler, et passe d’un à deux conseillers municipaux. Assez pour susciter l’inquiétude de ses opposants.

Source : CIS España

« Notre village, autrefois paisible, est actuellement rongé par un mal qui frappe toute l’Espagne : Podemos.  » Au premier étage de l’hôtel de ville de Navalafuente, installé derrière son bureau de maire, Miguel Mendez Martiañez va rapidement nuancer son discours. Ce sexagénaire est à la tête de la ville depuis cinq ans : « J’ai beau être encarté au PP, Pedro et moi avons réalisé de grandes choses pour notre village. Grâce à son concours et celui du PSOE, nous avons construit notre collège et amélioré notre réseau d’eau courante.  » Ces « grandes choses  », le cercle n’en a pas la même lecture : « Tout le mérite revient à la plate-forme. Les autres ne voulaient pas de collège ! Ils mettaient leurs gosses dans des écoles privées pour éviter de les mélanger aux Marocains !  » Les larmes aux yeux, le maire dit avoir « un grand respect pour Pedro », mais avoue « ne plus le comprendre  ». « J’ai horreur des conflits… Cette histoire de caste et de propriétaires terriens est ridicule, soupire-t-il. L’élevage est l’ADN de notre village. Navalafuente a été fondé par des bergers, car son herbe gorgée d’eau est bonne pour les bêtes. Vouloir développer des plantations, c’est ignorer notre histoire. »

Dans son bureau, au côté de l’écusson de Navalafuente, Miguel Mendez Martiañez considère que les cercles Podemos heurtent « la démocratie représentative en concurrençant la mairie ».

L’histoire. Dans les campagnes, voilà ce qui bride encore le très urbain Podemos. Ici, les bons résultats du parti ne proviennent pas de l’électorat traditionnel de la Sierra, mais d’un exode qui frappe la ville de Madrid. « Depuis 2010, la population de Navalafuente augmente de 100 personnes par an  », révèle Miguel Mendez Martiañez. Le maire et le cercle ont conscience de cette mutation du corps électoral. « Suite à la crise immobilière, les logements sont devenus trop coûteux à la capitale, raconte José, l’autre homme au catogan. Beaucoup de jeunes de moins de 30 ans se sont installés dans notre village, comme de l’autre côté de la montagne, à Bustarviejo.  »

Juché plus haut sur l’alpage enneigé, Bustarviejo est la grande fierté des militants. Là-bas, en décembre dernier, Podemos est arrivé en tête des élections générales avec 32 % des voix. Depuis neuf mois, cette commune de 2 300 habitants est gérée par un « groupement vicinal  » semblable à la plate-forme de Navalafuente, et dont les membres militent tous à Podemos. Enrique, 51 ans, ne fait pas partie des quatre conseillers municipaux majoritaires. Quelques voix de plus, et il aurait été le cinquième. Avec son mètre 80, ses dreadlocks jusqu’au bas du dos et son teint basané, ce pépiniériste ne passait pas inaperçu dans les rues de Bustarviejo il y a encore… vingt ans. Aujourd’hui, si. « Tous ces jeunes qui emménagent dans le village, on les appelle les néo-ruraux, explique-t-il. Il faut bien l’avouer : ce sont surtout des hippies hein, des mecs à cheveux longs.  »

Enrique et Yolanda, militante Podemos. Arrivée il y a deux ans à Bustarviejo, cette quinquagénaire fait partie des « néo-ruraux », principale force électorale du parti.

Leur arrivée progressive, conjuguée à la montée en puissance de Podemos, a beaucoup inquiété les chenus qui composent l’essentiel du voisinage : « Cela peut paraître très cliché, mais quand le groupement vicinal a remporté la mairie, les vieux se sont dit que les chevelus fumeurs de joints prenaient le pouvoir.  » Selon Enrique, cette perception a disparu : «  La transparence et l’écoute sont très appréciées. Par exemple, chaque semaine, l’affichage des débats du conseil municipal sur les panneaux du bourg plaît beaucoup. Les gens reparlent de politique.  »

À l’université Complutense de Madrid, les murs interpellent professeurs et étudiants : « Pense global, combats local. »

Au coeur du monde rural, le succès grandissant des candidatures citoyennes est un miroir tendu à Podemos. Celui d’une place à prendre, et dont le reflet perce jusqu’à l’université Complutense de Madrid. Très loin du pavé blanc de Navalafuente, le sémillant Ariel Jerez travaille entre les murs tagués et bigarrés du département de sciences politiques. Ce professeur de 49 ans est un des fondateurs de Podemos. Depuis l’automne 2015, il est chargé d’élaborer son programme agricole et rural. « Nous sommes avant tout un parti de jeunes urbains  », reconnaît-il. Très loquace, cet Argentin de naissance à l’accent chuintant égraine ses projets pour la ruralité. Entre « autosuffisance agricole » et dénonciation des latifundiums, les propositions sont encore très abstraites. Le chantier le plus important est ailleurs : transformer la mentalité des cadres du parti. Au mois de mars, une rencontre sera organisée entre les députés Podemos membres de la commission d’agriculture et les cercles ruraux, pour que ceux-ci transmettent leurs idées… et leurs doléances. Un véritable cours de rattrapage. « Les prochaines victoires passeront par la conquête des campagnes, affirme Ariel Jerez. Le potentiel y est énorme. Au mois de décembre, le budget n’était pas suffisant pour envoyer des tracts à tous les cercles ruraux. Mais dans les 70 villages où nous avons choisi de le faire, nous avons réalisé en moyenne 6 à 10 points de plus… »

A Navalafuente, les militants n’attendent que ça. « Twitter, Facebook, ça va deux secondes, proteste Fernando. Ici, ce sont des affiches qu’il nous faut ! C’est au marché de la place que ça se joue. » Dans son fauteuil roulant, le doyen du cercle s’en remet à la statue du randonneur qui trône à l’entrée du village, symbole d’un peuple montagnard et opiniâtre. L’oeil narquois, il récite la devise inscrite au pied du monument, directement empruntée à Antonio Machado : « C’est en marchant que le chemin se crée.  »