L’impasse immobilière de Manuela Carmena

L’impasse immobilière

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de Manuela Carmena

La mairie madrilène peine à s’imposer face aux investisseurs qui financent encore de vastes projets de construction, au grand dam des populations concernées. Elle est prisonnière de son engagement de campagne à ne pas reproduire les erreurs du PP, qui ont participé à l’éclatement de la bulle immobilière de 2008.

Par Johanna Hébert
Enquête de Mégane Fleury, Asia Balluffier et Johanna Hébert
Infographies et photos d’Asia Balluffier
à Madrid
Vendredi 4 mars 2016

Accoudé au bar, José Coronado, la quarantaine, termine sa bière avant de s’engouffrer dans une petite pièce, à gauche du comptoir. Le président de l’association de voisins Santa Ana de Fuencarral a installé son QG ici. Depuis un an et demi, il se bat pour que le projet Distrito Castellana Norte voit le jour. Plus connu sous le nom d’Opération Chamartín, ce vaste plan immobilier vise à agrandir le quartier de la Castellana, dans le nord de Madrid, pour construire des logements, un parc, et étendre le réseau de transports. Le tout surplombé par les tours d’un quartier d’affaires. José Coronado, 44 ans, a toujours vécu ici. Pour lui, c’est une aubaine : «  C’est un quartier ouvrier de 8000 habitants, souligne-t-il. L’opération pourra faire beaucoup pour eux. Si le réseau de transports est meilleur, il y aura de nouvelles constructions, comme des hôpitaux ou des écoles  ». Pour l’heure à Fuencarral, on est loin du dynamisme espéré. Les immeubles et les terrains vagues se succèdent. Seuls quelques commerces longent les rues. 

« Si ça n’avance pas, on sortira dans la rue »

L’Opération Chamartín en 5 chiffres

0
km
de longueur, soit 170 terrains de foot
0
millions
d’euros d’investissement
0
emplois
créés en vingt ans
0
nouveaux logements
0
de bureaux

Malgré son grand sourire, laissant apparaître ses dents du bonheur, José Coronado est dubitatif : « Les politiques agissent mal. Ils ne font que changer d’avis. » Et pour cause : l’Opération Chamartín est une idée vieille de plus de vingt ans. Initiée par le Partido Popular (PP) – à droite- , qui a dirigé la mairie pendant 26 ans, le plan a été freiné à plusieurs reprises. En 2011, un comité d’écologistes a fait appel à la justice pour arrêter ce qu’ils considéraient comme un chantier inutile et polluant. En 2014, l’espoir renaissait pour José : la mairie confiait l’opération à l’entreprise de partenariat public-privé Distrito Castellana norte, qui la rebaptisait à son nom. Aujourd’hui, les travaux n’ont toujours pas commencé. 

Entre-temps, la municipalité est passée à gauche. Manuela Carmena, à la tête de la coalition iAhora Madrid !, est sortie victorieuse du scrutin en mai dernier. L’ancienne juge de 72 ans préfère réévaluer le projet : en l’état, il reproduit la mécanique de la bulle immobilière qui a mis l’Espagne à genoux. Ici, à Fuencarral, la coalition de gauche est arrivée loin derrière le PP (26,13 % des voix contre 39,35 % des voix). L’administration madrilène a mis en place des réunions régulières avec les investisseurs et les associations de quartiers. Mais pour le moment, les débats s’enlisent. En janvier dernier, plusieurs associations de voisins du nord de la capitale ont signé un manifeste appelant la mairie à débloquer la situation. Celle de José Coronado en fait partie : « Si ça n’avance pas, on sortira dans la rue », fulmine-t-il.

Quatre zones pour l’agrandissement de la Castellana

Les banques aussi agiront à leur façon. Le groupe bancaire espagnol BBVA, principal promoteur de l’opération Chamartin, menace Manuela Carmena de couper les fonds si aucune décision n’est prise avant la fin de l’année. C’est « un coup de poker » joué par l’organisation qui finance le chantier à 75 %, selonVincente Perez Quintaña, président de la Fédéración regional de asociaciones de vecinos de Madrid (FRAVM). Pour lui, c’est clair : les investisseurs tentent de faire peur à la nouvelle municipalité pour parvenir à leurs fins. L’homme, à l’air renfrogné, s’oppose à l’agrandissement de la Castellana. «  Ça traîne depuis plus de vingt ans. Et même si ça commence aujourd’hui, ça mettra du temps à se faire, marmonne-t-il. Sur le plan urbanistique, c’est excessif. L’opération s’intègre mal dans la ville et créera des problèmes de mobilité et de transports dans la zone. » Sur la question de l’emploi, Vincente Perez Quintaña est catégorique. «  Mensonges ! , siffle-t-il. Les promoteurs avancent le chiffre de 100 000 nouveaux emplois en vingt ans, mais ce n’est rien face aux millions d’emplois perdus avec la crise immobilière ». 

L’Edificio España, monument historique madrilène

La mairie est prise en étau sur un autre dossier. Dans le centre de Madrid, trône un imposant bâtiment. L’Edificio España, du haut de ses vingt-cinq étages, est aussi incontournable que décrié pour son architecture sévère. Cet héritage de Franco est vide depuis une dizaine d’années. L’entreprise chinoise Wanda a racheté le bâtiment à la banque Santander pour 265 millions d’euros en 2008. Son objectif : construire un centre commercial, des logements et des hôtels de luxe. Problème : elle aimerait détruire la façade pour en reconstruire une, plus moderne. « Au moment de l’acquisition, on ne pouvait pas toucher à la façade, ni à la structure, soupire Jaime Matamoros, tout en sirotant son café con leche. Mais Wanda a réussi, avec l’aide de l’ancienne mairie et de la communauté, à réduire cette protection ». Vice-président de l’association Madrid, Ciudadania y patrimonio (MCyP), il travaille à la sauvegarde des bâtiments historiques et artistiques de la ville de Madrid. Pendant la campagne municipale, Manuela Carmena avait promis qu’elle protégerait la façade emblématique de l’édifice. Début février, Wanda a tenté un « coup de bluff » pour parvenir à ses fins en annonçant son retrait du projet. Pourtant, l’entreprise chinoise n’a toujours pas remis le bâtiment à la vente. « Wanda n’a pas peur de la mairie, regrette Jaime. Les deux négocient en secret ».

« La mairie suit la même ligne que le PP »

¡Ahora Madrid!, disciple du PP?

Voilà une image cocasse : Manuela Carmena qui copine secrètement avec les investisseurs. « On lutte contre la nouvelle municipalité car elle suit la même ligne que celle du PP, s’indigne Jaime Matamoros. Elle s’engouffre dans la mauvaise voie en construisant des milliers de logements et de bureaux alors que ce n’est pas nécessaire”. La nouvelle mairie ne propose pas d’alternative malgré la crise immobilière. Son conseiller à l’urbanisme, José Manuel Calvo, est critiqué pour son attitude conciliante vis-à-vis du PP. En novembre dernier, l’élu Podemos a affirmé ne pas vouloir prendre de décision sur Chamartin sans l’accord du ministère de l’Equipement. La titulaire du portefeuille, Ana Pastor, est une élue du parti de droite. Malgré nos multiples sollicitations, José Manuel Calvo n’a pas souhaité répondre à nos questions. ¡Ahora Madrid ! se démarque du Partido Popular sur un point : elle ouvre le dialogue entre les différents acteurs des projets. Un système de participation citoyenne a été mis en place à Chamartín. « Il y a plus de dialogue qu’avant, concède José Coronado. On est autour de la table avec les investisseurs, les autres associations et la mairie ». Même constat pour Edificio España. « En tant qu’association, on se sent mieux depuis que le PP n’est plus au pouvoir, assure Jaime Matamoros. Mais la décision finale sera prise par la mairie et Wanda. C’est insuffisant ».

Le nord de Madrid, avant et après les travaux

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