La vie sans énergie : plongée dans la nouvelle pauvreté espagnole

LA VIE SANS ÉNERGIE : PLONGÉE DANS LA NOUVELLE PAUVRETÉ ESPAGNOLE

Ne pas pouvoir charger un téléphone, avoir froid l’hiver ou trop chaud l’été… Depuis la crise de 2008, la pauvreté énergétique touche de plus en plus d’Espagnols. Elle atteint aujourd’hui près de 17% des foyers du pays. 
Par Jules Prévost
Enquête de Mélina Huet et Jules Prévost
Vidéos et photos de Mélina Huet
Infographies de Jules Prévost
À Madrid
Vendredi 4 mars 2016

Antonio aimerait pouvoir allumer sa télévision, son ordinateur, ou simplement la lumière. Mais son fournisseur d’énergie lui a coupé l’électricité, l’obligeant à recharger son téléphone portable à la dynamo. Au chômage depuis 2007, il touche entre 62 et 500 euros par mois pour faire vivre sa soeur et sa nièce. Une somme insuffisante pour assumer les factures d’énergie. Antonio est en situation de « précarité énergétique ». Cette notion, définie en 2012 par l’Asociación de Ciencias Ambientales (Association des Sciences de l’Environnement –  ACA), s’applique aux foyers « incapables de payer une quantité suffisante d’énergie pour satisfaire leurs besoins domestiques et / ou s’ils se voient dans l’obligation de consacrer une part excessive de leurs revenus au paiement de la facture énergétique de leur habitation. » Selon le rapport 2014 de l’ACA, la pauvreté énergétique touche en Espagne environ 7 millions de personnes, soit près de 17 % des foyers du pays. En 2007, avant la crise, ils étaient 2,5 millions. 

Infographie : En Espagne, près de 15% de la population est touchée par la pauvreté énergétique

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Nombre de coupures d’électricité en Espagne en 2013 
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Nombre de coupures d’eau à Madrid en 2013
Source : ine.es

En Espagne, le coût très élevé de l’électricité est supporté « par les foyers plus que par les entreprises », affirme Pedro Linares, directeur du Think tank Economics for Energy, spécialisé dans l’analyse économique des questions énergétiques et financé en partie par des fournisseurs d’énergie espagnols (Iberdrola, Gas Natural Fenosa). Entre 2007 et 2015, les prix de l’électricité pour les particuliers ont ainsi augmenté de près de 90 %. Pour le directeur d’EFE, ce choix est politique : « Les gouvernements pensent qu’en favorisant les entreprises, ils encouragent leur compétitivité, les incitent à créer de l’emploi et à investir ».

Source : Eurostat
Source : Eurostat

Ces décisions politiques et économiques ont des conséquences humaines. Angelo*, retraité madrilène de 77 ans, les subit de plein fouet. Les augmentations répétées du prix de l’électricité conjuguées à la stagnation de sa pension de 700 euros, l’obligent à rogner chaque jour un peu plus sur ses petits plaisirs. Finie la bière de qualité, ou les gâteaux : la facture d’électricité passe désormais avant tout. Et pour ceux qui, comme Antonio, ne peuvent plus payer, c’est la coupure. En 2013, plus d’1,4 million de foyers se sont retrouvés sans électricité. Un chiffre deux fois plus élevé qu’avant la crise.

Afin de lutter contre ce phénomène, un bon social a été mis en place en 2009 par l’Etat espagnol. Il permet à des familles en état de vulnérabilité d’obtenir une réduction de 25 % sur leur facture d’électricité à condition de ne pas dépasser une certaine consommation. « Plusieurs critères de cette disposition sont injustes, certifie José Luis Lopez, coordonnateur des études à l’ACA. Par exemple, les familles nombreuses peuvent en bénéficier, sans condition de revenu. Et les propriétaires de maisons secondaires peuvent facilement l’obtenir en souscrivant à un contrat à faible puissance, qui donne automatiquement accès à cette aide. »

Face à ce problème, plusieurs mairies et communautés autonomes ont décidé d’agir en passant des accords avec les principales compagnies d’électricité espagnoles. La compagnie Iberdrola en liste une vingtaine sur son site, le plus ancien datant de juillet 2015. «  La mairie de Madrid s’est rapprochée de la région afin de créer un fonds destiné à aider les familles qui ne peuvent pas payer le gaz ou l’électricité », assure Marta Higueras, responsable de l’égalité, des droits sociaux et de l’emploi à la municipalité. Un million d’euros a été alloué à ce fonds dans le budget 2016. L’objectif : payer les factures des personnes en état de vulnérabilité afin d’éviter les coupures de courant ou de gaz. Les trois principaux fournisseurs d’énergie – Iberdrola, Gas Natural Fendosa et Endesa – ont été associés au projet.

"Nous allons aider ceux qui ne peuvent pas payer les factures d'énergie", assure Marta Higueras, responsable des Droits Sociaux à la Mairie de Madrid.
« Nous allons aider ceux qui ne peuvent pas payer les factures d’énergie », assure Marta Higueras, responsable des droits sociaux à la Mairie de Madrid. / Copyright : Montserrat Boix – Wikimedia

Problème : ce sont les services sociaux municipaux qui décident ou non de valider l’état de vulnérabilité des foyers, créant des inégalités entre les différentes communes espagnoles. Ces accords ne concernent par ailleurs pas toutes les compagnies d’énergie. Certaines personnes vulnérables ne peuvent donc pas en bénéficier. Et ils ne concernent pas non plus les coupures d’eau. Il y en a pourtant plus de « 70 000 dans la ville de Madrid », selon la responsable à la mairie.

Mais l’aspect le plus discriminant est l’absence d’harmonie de la protection des personnes vulnérables au niveau national. Les membres du parti politique Podemos en ont bien conscience. Ils ont proposé devant le congrès le 13 janvier dernier une loi d’ « urgence sociale » visant à protéger les personnes vulnérables au niveau étatique. Cette proposition de loi, la numéro 25, comprend un volet dédié à la question de la pauvreté énergétique. « L’objectif est de garantir une température adéquate à 100 % des Espagnols », explique Jesús Montero, secrétaire général de Podemos à Madrid. 

La proposition de loi prévoit d’établir une consommation minimum vitale de gaz et d’électricité mensuelle dont le montant pourra être remboursé jusqu’à 100 %. Elle prévoit également qu’une entreprise devra obtenir l’accord des services sociaux avant de pouvoir couper l’électricité d’une personne reconnue vulnérable en cas d’impayé.

Depuis plus d’un mois, les représentants de Podemos multiplient les évènements afin de présenter cette loi au grand public. Le 25 février 2016, ils étaient présents au Centre Culturel Antonio Machado à Madrid : 

Pour José Luis López, il faut insister sur «  l’importance de la réhabilitation » : double vitrage, rénovation, isolation thermique… « C’est un moteur économique et social, explique-t-il. Il permettrait un retour à l’emploi tout en conservant une dimension environnementale. » La loi 25 « ne prévoit pas de plan de réhabilitation, explique Jesús Montero. Mais les maires Ada Colau (Barcelone) et Manuela Carmena (Madrid) en ont toutes les deux prévu pour leur ville. » Et il ne faut pas oublier sa «  dimension sociale, argumente José Luis. Dans ces immeubles vivent des gens qui, s’ils ne bénéficient pas d’un confort suffisant, peuvent tomber malade voire en mourir. »

Selon l’ACA, l’éradication de la pauvreté énergétique permettrait de réduire de 2 400 à 9 600 le nombre de morts de personnes âgées chaque hiver.

Angelo, Diana, Antonio et Daniel habitent Madrid. Ils vivent ou ont vécu en état de pauvreté énergétique. Portraits.

*Les prénoms ont été modifiés